Tête pensive, en vrac, tu avances sans même regarder où tu vas. Tête baissée, regard verrouillé sur cet écran qui n’affiche plus rien d’important. Les habitudes vont t’être difficile à changer, tu n’aimes pas les changer. Changer, c’est se confronter à des angoisses dont tu te passerais bien. A l’instant, tu te passerais bien de tout, et de tout le monde. Pour une première journée sur l’île, tu es bien bougon, fermé. Tu ne veux pas être ici, et tout dans ton attitude le montre. Masque relevé, casque vissé sur la tête, tu ne prêtes même pas aux passants que tu peux effleurer de trop près, jusqu’à la dernière seconde où tu les esquives d’un coup d’épaule trop prononcé. Comme si tu ne voulais même pas entrer en contact avec quoique ce soit qui se trouverait ici. En fait, c’est le cas. Tu ne veux pas « aggraver ton cas », comme si t’intéresser à cet environnement donnerait à ton gouvernement l’occasion en or pour te garder ici pour toujours. Tu ne profites même pas de cette musique que tu connais par cœur, de ce chatoiement de couleur qui se mêle au pavé. Non, cette musique, elle n’est là que pour calmer tes pensées, pour couper le bruit extérieur, rien de plus. Tu ne comptes pas rester, c’est la seule pensée qui traine en tête, depuis qu’on t’a foutu dans cet avion, puis le bateau, direction l’inconnu. C’en est même lassant à la longue… et je doute qu’on te laisse partir bien gentiment. C’est une erreur, et tu t’es crevé la voix à leur dire, à leur répéter, encore et encore. Si bien que t’as un début de mal de gorge, et que, le bureau des arrivées en avait tellement marre de toi qu’il t’a foutu dehors pour une paire d’heure, après t’avoir fourré dans les mains une espèce de carte prépayée. Celle-ci, elle est bien planquée à côté de moi, dans ta poche ventrale, où tu me trimbales sans arrêt.

Tu as bien essayé de me laisser sur place avant de partir faire ton petit tour mais… raté, et vu les regards qu’on t’a lancés quand on m’a rendu, tu n’es pas certain que c’était une bonne idée. Tch… ingrat. N’as-tu pas au moins envie de lever les yeux ? De profiter de cette journée qui, pour une fois, ne seras pas enfermé entre quatre murs ? Ne comprends-tu pas que moi, je ne tiens plus en place depuis que nous avons débarqué ici ? Je n’ai encore jamais rencontré d’autres artéfacts, et toi, d’autres dans ta situation ! N’est-ce pas l’occasion idéale ?! Mais… non. Définitivement, non. Tu haïs cet endroit, et c’est à peine si tu as osé lever les yeux sur la personne responsable de ta paperasse. A croise que tu crains qu’elle puisse te cramer avec ses yeux.

Il n’y a plus rien pour toi sur ce portable, et scroll tes applications vides n’aideront pas. Solitude… elle ne t’a pas encore emportée, mais ça ne saurait tarder. Tu croyais que c’était une blague quand ce type t’a expliqué que Sajna était coupée du monde, aussi son réseau internet ? Ici, tu vas devoir repartir de zéro, et tu n’aimes pas ça. Tu n’aimes pas ça, tu n’aimes pas ce changement, tu n’aimes pas cet endroit, sans jamais lui avoir donné sa chance.

Et plus que tout, tu me détestes. Sans pouvoir te détacher de moi. Comme si je ne remarquerai pas tes mains baladeuses qui s’arrêtent en se rendant compte de leur geste. Dommage que tes propres tics te ramènent toujours à moi, et que je ne suis pas celle qui me laisse manipulée par n’importe qui.

Tu lèves le regard un instant trop tard, percutant un passant. Souffle coupé, le choc n’est pourtant pas violant. C’est à peine si tu te décales de ton chemin imaginaire. Bouffée de chaleur, tu croises le sien noisette, observe cette bouche qui forme une phrase que tu ne comprends pas. Si je dois deviner, je dirai qu’il s’excuse de t’être rentré dedans mais que t’es trop impoli pour répondre. Et le voilà déjà reparti. Par reflexe, tu ranges ton portable à la hâte, et referme ta paume sur mon manche. C’est une connexion qui me manque… tu sais ? A cet instant, tu te rends compte que… premièrement, tu es complètement perdu, et deuxièmement, il y a bien plus de … « personnes » autour de toi que tu le pensais. Tu n’es pas à l’aise, et sans réfléchir, tu te mets à la recherche d’un refuge temporaire. Sur ce coup-là, je ne vais pas vraiment pouvoir aider, mis à part te faire remarquer que tu as délibérément laissé la carte de l’île qu’on t’a passé sur le bureau de l’administratif.

Crétin.

Tu t’engouffres dans le bâtiment un peu plus loin, accueillant par cette sombre atmosphère néon, ces bruits digitaux réconfortant et cette odeur de sucrerie trop prenante et désuète. Une moquette sortie des années 80, et pourtant moelleuse, des machines allumées de partout, quelques personnes dispersées çà et là, concentrées sur ce qui leur fait face… Yep, c’est bel et bien une salle d’arcade. Ce n’est définitivement pas quelque chose de ta génération, ni même de celle de tes sœurs, mais ça ne signifie pas que tu n’as jamais mis les pieds dans l’une d’elle. Puis, dans le milieu de la brocante, il y a toujours des passionnés qui parlent, parlent et parlent encore de ces bornes de jeux vidéo qu’ils vendent. Il y en a même qui les font tester, par simple passion, ou pour engager la conversation avec des connaisseurs. Sans réfléchir, tu t’installes en face de l’une d’elle, sans même relever qu’il s’agit d’une borne versus. Ce sera toujours moins louche que de rester planté au milieu de tout sans bouger. Pas question d’attirer l’attention du gérant ou tu ne sais quoi. Tu gardes ton masque, ton casque -éteint désormais, pour faire illusion-… niveau discrétion, on se pose là quoi.

Street Fighter II

Les jeux de combat sont loin d’être ta spécialité, mais tu reconnais sans mal plusieurs de ces combattants devenus de véritables meme internet. Il faut dire que les adaptations de ce jeu ont eu des qualités… diverses. C’est vieux, et rassurant. Quelque chose d’ancien dans cet endroit que tu ne connais pas. Tu souffles ton angoisse et cherches l’avaleur de pièces, imaginant que tu pourrais t’offrir une partie gratuite en.. Hey ! Mais ça ne va pas, non ?! Je suis un outil délicat, moi, pas un crochet de cambrioleur ! Dommage, dommage, même Street Fighter est arrivé dans le 21ème siècle et a remplacé les pièces par les cartes de banque. Na ! Tu insères celle qu’on t’a passé plus tôt, sélectionne ce bon vieux Bison dont le « YES ! » te fait encore sourire en y repensant, et rejoint le match.

Pas sûre que tu fasses face à une IA, tu sais ?