Banal, normal, tu n’es pas un drôle d’oiseau. Juste un gars coincé dans des évènements trop grands pour lui. Après tout, il n’y a pas un an, tu avais une vie relativement normale. Des études pour lesquelles tu fais le strict minimum, des amis qu’on ne voit presque jamais parce qu’ils ne vivent juste pas sur le même continent, la frustration de ne pas être à la hauteur de tes propres attentes. Tu avais déjà assez de problèmes dans ta vie d’adolescent « normal mais qui ne sait pas taper trois fois dans une balle sans être essoufflé » avant que j’entre dans ta vie par la grande porte. Que tu le veuilles ou non, je suis là pour rester.

J’ai appris à te comprendre. Force est de constater que je n’ai un peu rien d’autre à faire de mon existence d’artéfact magique que de t’observer à longueur de temps. Dès lors, je peux l’affirmer, tu n’es pas un mauvais gamin. Pas le plus populaire, pas le plus étrange, tu te fonds dans la masse des sans-visage sans faire de vague. Du moins, c’est ton plan, ne pas attirer l’attention, ne pas faire de vague, avoir une paix royale. Le genre de gamin qu’on peut voir trainer après les cours, courbé sur son portable, le sourire aux lèvres d’une blague écrite par un inconnu habitant des milliers de kilomètres. Et pourtant, ces inconnus, ils rythment ta vie, t’influencent plus qu’ils ne le devraient. T’influençaient, plutôt. Avant ton arrivée sur l’île de ta captivité, tu menais ton existence sur le net. Gars taiseux et difficile à lire dans la réalité, une fois un casque vissé sur ta tête, un micro allumé, tu te transformes du tout au tout. Plus ouvert avec ces personnes aux avatars d’animé qu’envers tes propres amis irl, c’est une de tes tares. Ta confiance, tu la confies à des êtres sans visage plus facilement qu’à ceux qui te côtoie dans la réalité. Une peur, une angoisse qui te retient toujours de t’ouvrir un peu plus, qui pourtant disparait quand s’allume l’écran. Grâce à eux, seul, tu ne l’es jamais. A toutes heures du jour et surtout de la nuit, une compagnie infaillible au bout des doigts. Tu n’es pas un mur impénétrable, mais disons que la porte d’entrée de ton univers comporte quelques verrous de trop. Les meilleurs passe-partout sont tes centres d’intérêts, grignotant ton temps de repos et d’étude un peu trop à mon goût. Tu pourrais quand même manger ailleurs que devant ton pc de temps en temps. Ou t’endormir avec autre chose d’une série. ‘Un épisode de plus’ n’a jamais fonctionné et ne fonctionnera jamais, tu le sais ?

Bref, je radote dans le néant, comme souvent. Il y a quand même moyen de passer au travers de tous ces verrous. Rien ne vaut le moment où tu captes une conversation parlant de musique, d’art ou d’anime.  D’un coup, tu passes du gars en soirée un peu en retrait de tout, à celui qui s’enthousiasme. Ça t’a valu quelques regards en coin, interloqués, suffisant pour te couper l’envie de recommencer. Ce n’est pas que cet univers ne t’intéresse pas, que de nouer des liens plus durables avec l’irl ne t’intrigue pas, mais, disons, qu’il t’est à la fois séduisant et effrayant. Un inconnu que tu maitrises mal, dans lequel tu as été jeté spécialement depuis que tu as débarqué sur « Sajna, l’île-prison ». C’est ainsi que tu la vois. Tu es comme un poisson hors de l’eau, mal à l’aise et étouffant. Et pour une fois, tes troubles respiratoires n’y sont pour rien.
Le regard des autres est si pesant.

Et maintenant, ce regard angoissant, il est braqué sur toi. Sur toi et ton persona virtuel.

Somnusien

De toutes les étiquettes qu’on aurait pu te coller, celle-ci est, à tes yeux, la pire. Pourtant, force est de constater que tu en es bien un. Mais… non. A chaque fois que cette idée te traverse l’esprit, tu secoues la tête et frissonne, dépité d’avoir été jeté sur ce bateau contre ta volonté. Après tout, tu n’es pas capable de toutes ces choses délirantes que ces autres freaks font. Tu ne craches pas du feu, tu ne voles pas, tu ne lis pas dans les pensées, tu n’exploses pas des objets juste en les touchant. Tout ce que tu as, c’est un objet bizarre acheté dans une brocante. Et il ne fait même rien de bien spécial -ah bah merci. Tu n’es pas un super héros ou un super vilain de comics. Et l’idée même que ce genre de personne existe te fait froid dans le dos. Tu les crains, ces somnusiens, comme n’importe qui craint l’inconnu et ce qui peut s’y cacher. Bouffant toutes ces histoires que l’on raconte comme si elles étaient la vérité vraie. Tu les crains, autant que tu les jalouses. A pouvoir vivre loin de tout et tout le monde sur leur ile paradisiaque. A avoir été choisi par la loterie génétique et d’avoir gagné. A pouvoir assumer le fait de sortir de la masse. Celle-là, tu es certain de l’avoir perdue, avec les galères que ta propre peau te donne. La politique à l’encontre des somnusiens, tu n’avas rien contre. Après tout, rien de plus normal que de séparer des armes de destruction massive du reste de la population qui n’a rien demandé ? Tu trembles rien qu’à penser à toutes ces histoires à la limite du creepypasta que tu as pu lire sur d’obscur Tumblr ou AO3. Tout ça, c’est normal… jusqu’à ce que ça te concerne. Que tu le veuilles ou non, tu as ce label vissé jusqu’à l’os, et tous les préjugés qui vont avec. Rien ne t’intéresse plus que de retrouver ton ancienne vie, de clean ton nom sur la toile et d’effacer toutes ces rumeurs stupides qui salissent ta réputation. Retrouver ta vie, ta famille, ne plus voir ces regards craintifs, ces commentaires venimeux, ces tweets ressortis qui te hurlent ton hypocrisie.

Dans ce monde qui t’accueille, que te reste-t-il ? Un refuge qui en a toujours été, et qui t’a étrangement indirectement conduit à notre rencontre. Il te reste l’art. Il te reste la mine du crayon qui trace ces formes et courbes, ces personnages qui n’appartiennent qu’à toi, cet univers qui t’es personnel. Ton art qui se perd de plus en plus dans l’abstrait, alors que tu ne fais que « représenter ce que tu entends ». Toutes ces formes, toutes ces couleurs qui se glissent dans les notes de musique. L’ironie de ne pouvoir déceler certaines couleurs, et pourtant de pouvoir les ressentir dans le rythme du dernier morceau du producer ‘Neru’. Tu expérimentes, mélanges les couleurs, les déposes sur une toile, du papier, du bois ou même un mur quand ton côté rebelle s’éveille. Tu tousses, noyés dans cet univers d’encre, de vernis et d’effluves de peinture. Qu’importe, tu n’arrêteras pas. Les critiques non plus. Tu es ton plus grand critique, perfectionniste à l’extrême, n’hésitant pas à détruire ce qui ne trouve pas grâce à ces yeux. Détruisant ainsi une bonne partie de mon travail par la même occasion, d’ailleurs.

Tu as survécu aux plus virulent trolls de deviantArt, ceux de Tumblr et de Twitter… jusqu’à ce qu’ils deviennent ‘étrangement’ bien perspicace sur l’analyse de tes œuvres, et se mettent à creuser, creuser, creuser… jusqu’à découvrir le graal.

Une histoire pour un autre jour.

Qu’y a-t-il à raconter sur toi qui ne soit pas d’un ennui mortel ?  Tu n’as rien d’un protagoniste de série et tu es loin de vouloir l’être. Juste un gamin comme il en existe des milliers, qui vivra une vie banale et ennuyante, avec quelques rebondissements tout juste bon un soap opéra de seconde zone, avant de connaitre un fin aussi normale qu’oubliable. Et quelque part, tout ça, ça te va très bien. Tu n’as pas la prétention d’en vouloir plus, de vouloir en faire plus. Juste de vivre tranquillement. Simplement. Avoir un boulot que tu tolères assez, t’établir quelque part dans le coin où tu es né, les diners le dimanche chez ta mère où tu amèneras compagne ou compagnon pour le.a présenter, peut-être un ou des enfants, peut-être juste se laisser vivre. Du moment qu’on te laisse produire ton art si sacré, le reste t’importe peu. Tu ne t’impliques ni dans la politique, ni n’as des opinions très tranchées d’ailleurs.

Autant le dire, je n’ai guère grand-chose à raconter sur toi, mais comme toi et moi, on est un peu attaché à vie, je n’ai pas le droit de faire la fine bouche… force est de constater que sans moi, personne n’aurait même pris la peine de narrer tes aventures. Tu peux me remercier, à l’occasion, ça me changera de ton tempérament d’ingrat habituel. Je m’égare, à croire que j’adore le son inexistant de ma propre voix.

Commençons par le début, par le noyau familial. Tu es né dans les alentours de Reading, une ville pas trop loin de Londres, mais qui n’est quand même foutue d’être plus importante que la gare qu’elle porte. Troisième enfant, tu as deux demi-sœurs de dix ans tes ainées, Martha et Julia Wills, nées d’une autre union. Autant dire qu’avec la différence d’âge, tu as, au mieux, servi de poupon très réaliste dans tes primes années, au pire, été délaissé pour des activités plus stimulantes quand tu as été en âge d’aller à l’école. Tu n’en veux pas à tes sœurs, même si tu ne peux pas réfuter ce petit pincement au cœur en constatant votre manque flagrant de lien concret. Elles sont, à tes yeux, plus comme des copines un peu lointaines et qu’on voit toujours débarquer quand elles ont un truc à demander à ta mère, que des membres d’une fratrie soudée. La fratrie, c’est elle deux, toi, tu n’es que la pièce rapportée en plus. Ce n’est qu’au passage, lorsque tu captes quelques bribes de conversations téléphoniques, que tu apprends de leurs nouvelles, sans qu’elles ne t’émeuvent plus que cela. Elles sont d’une autre génération, ont toujours eu un temps d’avance sur toi et sur les problèmes que tu vis, et sont de mauvaises conseillères. Sur instagram, tu peux voir leur post, certains te concernant parfois. Le fameux « baby-bro » si mignon, mais qui a maintenant 17ans et aucune envie qu’on le perçoive comme un bébé qui ne se rend compte de rien. Elles sont trop prises par leur vie pour s’intéresser à la tienne, voila ce que tu te dis. Elles ont mieux à faire que de s’arrêter un moment pour t’envoyer un SMS. Peux-tu leur en vouloir, dès le moment où la communication semble coupée des deux côtés ?  

Ta mère, Jean Wills -oui, tu portes son nom-, est le genre de femme qui n’a jamais réellement eu besoin d’homme dans sa vie… aussi n’est-elle jamais restée en couple avec les géniteurs de ses enfants. Apathique à ce non-problème, elle sait qu’elle ne peut compter que sur elle-même pour subvenir à vos besoins, et a toujours compté que sur ça. Une mère de son époque, qui peut tout avoir si elle le désire, sans avoir à supporter un partenaire-boulet tout juste bon à salir et à ramener une fraction de ce qu’elle gagne. Aimante sans le montrer, impliquée sans l’être, subvenant à vos besoins dans la mesure de ses possibilités, profitant tout de même de sa vie sans se laisser consumée. Responsable. Tu sais que tu peux compter sur elle. Du moins, tu le pouvais, vu le peu de résistance qu’elle a montré pour t’empêcher d’embarquer direction l’inconnu. C’est elle qui t’a donné ce prénom bien trop long que tu préfères raccourcir. Il vient d’un personnage de roman un peu à la mode de l’époque, et tu aurais vraiment préféré qu’elle lise autre chose que de la romance de gare à l’occasion.

Cela ne signifie pas que tu ne connais pas ton père, ni même celui de tes sœurs. Ces hommes ont eu une place dans vos vies, mais une place un peu distante. A l’écart du quotidien, ton père, Jack, est le genre de père qui n’a un droit de garde que durant les vacances, et qui profite du peu de temps que vous passez ensemble pour fourrer un tas de sortie qui « devrait plaire sans doute à un gamin de cet âge ». Cela implique souvent quelques évènements sportifs qui ne t’intéresse guère, et de finir avec une tonne de coups de soleil dont tu te serais bien passé. Un modèle masculin qui ne comble pas toutes tes attentes, mais que tu trouves suffisant. Un peu ennuyant, parfois avec de bonnes idées, parfois frustrant, n’est-ce pas la définition même de la famille ? Il a le mérite de t’emmener faire la tournée des brocantes de la région quand tu le lui demandes, un peu dubitatif de te voir parfois si connaisseurs en babioles du siècle dernier. Quelques visites au musée aussi, surtout les dernières années. Si l’un d’eux, ou les deux, possède le gène Somnus, tu n’en as pas la moindre idée. Et cette idée ne t’intéresse de tout manière pas, persuadé que ta présence à Sajna n’est qu’un bug dans la matrice.

Pour le reste des liens du sang, tu dénombres des oncles et tantes, quelques cousins un peu lointains. Ils ont le mérite d’exister, pas de t’influencer.

Dans ce tableau sans intérêt, rajoutons un peu de couleur. De quoi nuancer tout ce gris. Dans le quartier modeste où tu résidais, Madge est la coqueluche. Connue de tous, grand-mère d’adoption de tout ce qui traine à quatre pattes, ton père affirme même qu’elle était déjà vieille du temps où lui-même courrait les rues, enfant. Que peux faire d’autre un gamin coupé de son électronique et mis dehors pour prendre l’air par une mère exaspérée, que d’entrer dans la première maison vaguement accueillante du quartier ? D’accord, cette scène a l’air sortie tout droit d’un journal glauque de fait-divers, et pourtant, c’est comme ça que ça s’est passé. Tu devais avoir dans les huit ans, et elle, plutôt dans les quatre vingt huit. Sa porte de garage grande ouverte, c’est comme une invitation à l’exploration. Ou à entrer par effraction, au choix. Pour un gamin, on va parler de curiosité. Si tu avais été un adulte, on aurait parlé de déviance. Avais-tu un air de chien battu pour qu’elle ne te chasse pas immédiatement à la sortie de sa sieste ? Ou a-t-elle saisit cette opportunité pour se débarrasser de son trop plein de cookies ? Ou simplement, de la bonté, démontré par son sourire sans dent.

Sa minuscule maison était pleine de poussière, assez pour te faire éternuer immédiatement en entrant, de collections d’un autre âge, de meubles si lourds qu’il est plus sage de les laisser en place plutôt que de s’échiner à les déplacer. Des photographies de personnes que tu n’as jamais vues, et qui ne sont sans doute plus, des assiettes bizarrement pendues au mur comme des tableaux, une télévision qui te fait plisser les yeux et qui jamais n’est éteinte. Une odeur vacillant entre cuisine riche au beurre et renfermé. Rien d’intéressant pour un enfant du vingt et unième siècle, rien d’intéressant pour ses propres petits enfants en tout cas. Si ta première visite n’était qu’un hasard, celles qui ont suivies -après le savon de ta mère qui te pensait déjà kidnappé- étaient par intérêt, puis par envie. Quitte à être foutu dehors un moment, autant se réfugier chez quelqu’un d’autre, ça évite d’être embarqué dans des jeux qui vont encore te couper le souffle. Dans sa minuscule maison biscornue, Madge n’avait rien d’une pauvre vieille infirme laissée là pour mourir. Certes, elle n’était pas la meilleure pour ranger, et ne savait pas nettoyer au-delà d’une certaine hauteur, mais ses conditions lui laissaient assez de liberté pour laisser trainer ses occupations du moment. Parmi celles-là figurait son étrange phase pour la peinture sur toile… que tu ne pouvais que trouver plutôt… intéressante ?

Dans l’histoire d’un protagoniste, c’est le moment où les anges tombent du ciel et où tu te découvres subitement un amour sans précédant pour l’art et qu’elle devient ton mentor envers et contre tout. C’est le moment où tu te dresses contre le noyau familial qui veut faire de toi un avocat de renom, que tu défies l’autorité, que tu fugues, ou je ne sais quoi. Mais… tu n’es pas un protagoniste, et très franchement, ces toiles, tu les trouvais plutôt hideuses. Elles l’étaient, mais tu n’étais pas obligé de le lui dire. A vrai dire, quand Madge commençait à peindre, tu roulais des yeux, avant de te cacher le nez sous un vêtement, conscient que rien que mettre un pied dans cette maison te menaçait de la crise d’asthme. Tu ne voulais pas tenter le diable quand elle sortait ses peintures d’un autre âge et certainement périmées. Peut-être même au plomb, tiens, mais elle n’était pas non plus si vieille et sénile. Elle t’a bien forcé la main plus d’un fois, te fourrant le pinceau dans la main et t’amenant devant une feuille de papier récupéré d’une ancienne facture, mais tu avais déjà dépassé l’époque où la peinture au doigt était le pinacle de la magie. Néanmoins, bien élevé et n’ayant rien d’autre à faire, tu te laissais aller à colorer ce papier de ce qui pouvait te passer par la tête. Souvent un jingle de pub de céréale ou d’assurance. Dans cette pièce unique, le temps se diluait comme du café instantané. Le saint silence d’un moment suspendu dérangé par le bruit incessant des chaines d’info en arrière-plan, relayant sans arrêt et sans objectivité la dernière affaire concernant les somnusiens… ou la famille royale. Ça et là, Madge donnait son avis sur la question, souvent négatif et rétrograde, sans que cela t’émeuve ou te concerne. Tu acquiesces et soupires, attrapant sans conviction le rouge que tu ne perçois même pas correctement. Après tout, ces êtres étranges, tu n’en avais encore jamais rencontré. Elle aurait très bien pu te parler de vampire ou de loup-garou… ou même de personnes de couleur, vu le racisme lattant de la dame d’une autre époque. de ces instants, tu retiens surtout la découverte de ton daltonisme, qui a bien fait rire la petite dame, à tes dépends.

C’est le moment de l’histoire où le décès dû à son grand âge à solidifier ta passion et où tu me reçois en héritage, petit objet soi disant sans importance accompagnée avec une lettre poignante et touchante de ta grand-mère d’adoption et mentor artistique.

En vérité, lorsque Madge a quitté ce monde, tu avais déjà treize ans, étais rentré au collège, et ta mère n’avait guère plus de raison de te forcer à trainer dehors pour te décoller des écrans. Dès lors, tu n’en avais plus non plus pour trainer avec une vieille dame… surtout quand le dernier épisode de ta sériée préférée sortait ou que le monde merveilleux du net s’offrait à toi. Quand tu as aperçu le corbillard emportant sa dépouille, tu as eu un pincement au cœur. Puis, une larme facile quand, avec le reste des habitants du quartier, tu as assisté à son dernier départ. Un dernier regret de ne lui avoir rendu en visite en près d’une année, qui s’est étiolé avec le temps. Après tout, elle n’était pas un membre de ta famille, et toi, tu n’étais de la sienne. A peine un gosse parmi les dizaines d’autres qu’elle a connu, et un grain de sable quand on rajoute tous les chats errants qu’elle pouvait nourrir avec sa petite pension de veuve.

Il n’y pas de raison à ton introversion. Il n’y a pas raison à ta plongée dans l’univers virtuels et dans celui des fandom si ce n’est un intérêt vague et une préférence pour le contact social à distance. Un certain confort à ne pas sortir de chez soi, un certain confort à ne pas devoir faire des efforts pour rencontrer autrui. Tu as assez de contacts irl avec l’école et tes potes de là-bas pour te faire tenir tout le week-end. Les vacances étant consacrées plus à nouer des pseudo-liens avec ton père qu’à faire les quatre cents coups avec une bande dans les rues de ta ville. Aussi dynamique soit-elle. Blasé par ce monde qui ne tourne pas rond, l’eldorado du net n’est pas une légende. Comme beaucoup de ton âge, c’est par le numérique que tu as re-découvert le monde de l’art. Pas en visitant virtuellement des musées, en t’abreuvant des grands noms de la peinture, de la sculpture, ni même en t’intéressant à la grande histoire de l’Art, mais plutôt en observant les fanart maladroits d’autres adolescents, en lisant les commentaires, en laissant ton ennui griffonner le dernier personnage du moment sur ton cours de math. Recevoir un petit compliment d’une fille de la classe, cette petite sensation de confort quand tu réussis enfin ce trait parfait… il ne t’a pas fallu beaucoup plus pour consacrer ton temps libre à dessiner. Puis à colorer. Puis à noircir des carnets entiers… puis à en déchirer la moitié des pages de rage. L’adolescence possède ton lot d’émotions difficiles à gérer, et tu n’es pas le seul coincé dans cette période bizarre. Ni un enfant, ni un adulte, devoir gérer de nouvelles responsabilités, de nouvelles attentes, sans pour autant avoir tous les droits qui tu penses posséder. Persuadé d’être capable d’être responsable, sans vouloir porter le poids qui va avec. Un vague sentiment de devoir se révolter contre le passé, sans en avoir l’énergie pour le faire.

Tu aimais ce confort et cette routine, le gris de ta vie que tu colorais de musique découverte au festival de ta ville. Tu aimais balancer ton sac de cours en rentrant, allumer ton portable et ta tablette graphique d’occasion, visser sur ta tête un casque et te plonger dans ta dernière œuvre en grignotant un de ces improbables biscuits anglais. Avec les années, ton trait s’est fait plus précis, plus intéressant, ton style s’est affirmé. Quelques fanarts, quelques AU créés pour enrichir l’univers d’un de tes animé préféré, tu aimais cet univers que tu as réussi à te creuser sur la toile. Une petite niche, entourné de personnes rencontrées et perdues de vue qui partage tes centres d’intérêts. Quelques dramas stupides pour mettre du piment fade dans ta vie, quelques sentiments non partagés, une étrange rencontre avec « peut-être mais tu n’es pas certain un type louche qui s’en prend aux gosses », des trolls dont tu as aussi fait partie à une époque.

Sous le pseudo « NoiselessV0id » -digne d’un adolescent d’ailleurs, tu t’es construit une petite communauté, avec de tout, de l’amitié aux haters. Des personnes de tout âge, de tout genre, de toute nationalité, de tous les horizons à qui tout dévoiler, tout en gardant ce certain mystère. Des personnes avec qui se plaindre d’une tension familiale de passage, alors que tu te refuses à même leur donner ton prénom. Des personnes avec lesquels tu discutes, soir après soir, stream ton dernier projet, joues jusqu’à pas d’heure. Au moins ont-elles toutes un point commun, elles ne peuvent être somnusiens, vu que ces créatures à la limite de l’humain sont confinée sur une île. Enfin, tu imagines. Avec les années, ton avis sur la question n’a guère changé, et ne s’est guère tranché... avant que tu ne me découvres évidemment. Sur la toile, tu as lu plus que tu n’oses l’avouer, parfois tu es tombé sur des choses que tu n’aurais pas dû voir, pas du lire. Pas de ton âge, sérieusement pas de ton âge. Twitter et ses rumeurs haineuses, utilisé même par les politiques de tout bord pour diffuser leurs idées. Insta’ pour garder un vague contact avec les personnes de ta classe, qui est aussi un terrain de chasse pour des types bizarres. DeviantArt qui t’a appris à toujours signer et dater tes créations, même le moindre de tes croquis. Tumblr pour… tu n’arrives toujours pas à définir ce site, mais tu l’aimes bien malgré tout. Ton avis sur le problème que chaque pays se posait était celui du consensus commun. La solution actuelle te plaisait bien, surtout qu’elle te permettait de mettre de côté ce problème et de ne plus y penser. Oublier l’existence angoissante d’êtres assez fort pour renverser des pays ou déclencher des guerres. Du moins, c’est ce genre d’arguments qui revenait le plus dans les cercles que tu côtoyais. Çà et là, quelques voix, quelques idées plus extrêmes demandant qu’on les éradique, ou d’autres demandant qu’on les libère que tu balayais d’un revers de main sans vouloir y penser. Ça ne te concernait pas. Ça ne te concerne toujours pas. Tu ne veux pas que ça te concerne.

C’est là que j’entre en jeu, foutant un gros coup de pied dans cette monotonie qui m’horripile. Notre rencontre s’est faite au hasard. Il ne fallait pas attendre de toi un début flamboyant après tout. Tu avais tanné ton père de t’emmener dans une brocante du coin, il avait accepté, invitant par la même occasion un de ses potes pour aller boire un verre. Ton père ne partage pas ton intérêt pour les vieilles affaires d’autres gens, mais cherche quand même un peu à te comprendre… dans la mesure de sa patience. Il t’a glissé un billet en main, puis indiqué où le retrouver dans une bonne heure au pub du coin avant de te laisser vaquer à trainer entre les stands remplis d’objets plus kitchs les uns que les autres. C’est ce que tu aimes, ce genre d’ambiance surannée, où toutes les époques se rencontrent sur une table montée le matin même à la va-vite. Tu aimes prendre des photos d’objets complètement loufoques et les envoyer à tes amis sans visage, les partager sur tes réseaux sociaux pour lire l’un ou l’autre commentaire.

Dans ces moments-là, coupé du monde qui t’entourne, tu te sens plus léger, tu te surprends à sourire parfois bêtement avant que le regard interloqué d’un inconnu ne te rappelle de replacer ton masque de tissu noir sur le visage. Une bizarrerie vestimentaire que tu as gardé de l’époque où tu trainais chez Madge, une bizarrerie que tu justifies en parlant de ces nations de l’est où ce genre d’accoutrement est la norme dans les périodes hivernales. Parce qu’on est encore en hiver, la pire période pour organiser une brocante, mais cela n’arrête jamais les anglais et leur légendaire flegme. Après tout, si on devait attendre le soleil et une température agréable pour sortir et organiser quelque chose, on n’organiserait jamais rien en ces terres outre-manche. Tu n’es pas forcément là pour trouver quelque chose de spécial, même si tu dénotes dans la foule des badauds de ce genre d’évènement. Ton heure de liberté était presque terminée quand ton regard bleu s’est accroché sur un stand en particulier. Plus un vide grenier qu’autre chose, mais il dénotait par la vente d’objets en lien avec la peinture. Tu pouvais les reconnaitre, tu les avais déjà tous plus ou moins manipulé et les utilisais plutôt souvent. La peinture sur toile n’était pas encore ta spécialité, mais elle restait dans un coin de ta tête comme une expérience positive. Parmi le fatras d’instruments en tout genre, de pinceaux qui ont vu des jours meilleurs, tes doigts fins ont effleuré mon bois de laurier, presque par hasard. Ils se sont refermés pratiquement immédiatement dessus, m’extirpant de la boite fourre-tout où j’avais été jetée.

Instantanément, je me suis éveillée. Eveil discret, puisque je ne suis pas de ces artéfacts flashy qui brillent ou explosent… quoique je ne peux rien infirmer pour la seconde. A peine un léger frisson, un intérêt immédiat pour ma lame usée qui t’a conduit à m’acheter sur un coup de tête avant de me fourrer dans la poche ventrale de ton sweat à capuche. Un autre truc qui viendrait grossir la pile des bizarreries que tu entasses dans ta chambre. C’était le plan. Tu as ensuite rejoint ton père, et m’a complètement oublié jusqu’au lendemain.

Le changement s’est fait discrètement. Il serait passé inaperçu si ce monde n’était pas à ce point fixé sur les phénomènes sortant de l’ordinaire. A ton retour de vacances, tu as repris ta petite routine, à l’exception que ce couteau à peindre que tu avais acheté par hasard, tu ne t’en séparais plus. Et heureusement d’ailleurs. Il n’y a pas d’autres raisons que mon parfait équilibrage qui fait de moi un excellent fidget pour ado angoissé de ton test de sciences. Ce n’est pas la gloire, vraiment… Il ne me faut pas plus que ton contact pour m’activer. Tu n’as même pas à réellement m’utiliser pour mélanger de la peinture ou pour peindre directement. M’avoir en main te rassure, et être dans tes mains me permet de laisser filtrer mes forces dans ce que tu produis. Tu n’étais pas exactement conscient de mon action, tu ne l’es pas toujours à l’heure actuelle d’ailleurs. Petit à petit, tu as remarqué que ton influence dans ton coin du net grandissait. Tes œuvres étaient de plus en plus partagées, de plus en plus commentées. Elles touchaient énormément de personne, même certaines qui n’était pas fan de ton style en général. Ton blog a commencé à prendre de l’ampleur. Peut-être ta minute de gloire était-elle arrivée. Peut-être que réussir à transmettre une seule et unique interprétation étrangement juste sur ton dernier dessin à tant de personnes différentes était le symbole de quelque chose d’autre. Une lame de fond qui renverserait ta petite existence. Tu n’avais rien contre cette nouvelle pseudo-célébrité, et l’appréciait même. Voir les chiffres qui s’envolent à quelque chose de grisant en soi. L’attention qui va avec, bien moins. En une paire de mois, ta présence avait littéralement décuplé, au point d’être noyé sous les demandes de collaboration, sous les commentaires positifs et négatifs, au point que ton univers virtuel s’est mis à toucher celui du réel. Pas que tu gardais un mur infranchissable entre les deux, mais avoir d’autres élèves de ton école sur ton Tumblr avait quelque chose d’un peu bizarre.

Réussir à toucher autant de monde n’est pas forcément étrange pour un artiste, mais avec une telle ampleur, en si peu de temps… même le caprice de la toile ne peut l’expliquer totalement. Le summum fut atteint lorsque plusieurs influenceurs ont relayé ta dernière toile abstraite où tu avais déversé toute cette sensation de solitude qui t’étreint parfois. Sensation renforcée par quelques morceaux de musiques choisis à cet effet et t’inspirant un flot de couleur sans pareil. Après tout, tu ne représentes que ce que tu vois… il se trouve que tu perçois les choses différemment, et ce, depuis toujours.

Peut-être est-ce un hasard. Peut-être que le fait de m’avoir utilisé pour peindre ce jour-là n’a fait que renforcer mon influence. Peut-être as-tu voulu, pour une fois dans ta vie, hurler ce qui est bien planquer sous cette couche d’apathie. Un peu les trois à la fois. Il n’empêche que ce jour-là, où plutôt cette nuit puisque tu étais parti dormir immédiatement après avoir posté ton œuvre. Ton univers virtuel a éclaté, et a éclaboussé ta réalité. Un phénomène pareil ne peut pas passer inaperçu, et n’est pas passé inaperçu, au point d’être relayé dans la pseudo-presse putaclic. Pas très impressionnant mais c’était, pour toi, une première. Les projecteurs étaient désormais braqués sur toi, et pas comme tu l’aurais voulu. Avec la gloire et l’attention sont arrivés ces gens qui fouinent partout, qui déterrent, qui montent des théories. C’est angoissant, à quel point ils peuvent sortir tout et n’importe quoi du contexte pour en tirer une conclusion qui fait tourner la tête. Quelques chaines youtube de teaspilling se sont emparés de l’affaire, particulièrement ceux qui se font une spécialité de « traquer et exposer les somnusiens », dans une quête altruiste de vérité, évidemment. Tu as essayé de l’ignorer, d’attendre que la vague passe. Après tout, ce n’est pas première fois que des charognards s’attaquaient à quelqu’un. Quelques semaines et tu retomberais dans l’anonymat. Mais à chaque dessin, à chaque œuvre postée -et tu postais quotidiennement-, la déferlante reprenait de l’ampleur. Petit à petit, la rumeur faisant de toi un somnusien s’est faite de plus en plus bruyante. Plusieurs dizaines, de centaines de commentaires hurlant de te dévoiler au monde, te posant des questions auxquelles tu n’avais pas de réponses. Tu ne comprenais pas d’où ça venait, puisque, pour toi, tu n’avais rien changé à ton quotidien. Ignorer n’était plus une option, dès le moment où ça impactait jusqu’aux personnes avec qui tu discutais quotidiennement, elles-mêmes harcelées pour donner leur avis. Cela à même été jusqu’à impacter ton quotidien à l’école, comme certains élèves connaissaient également ton blog et venaient te trouver aux pauses et intercours pour en savoir plus.

Tu as essayé d’ignorer. Tu as essayé de te défendre. Tu as essayé d’argumenter… mais comment peut-on prouver quelque chose qui n’existe pas ? Comment on donne des preuves de l’absence d’un pouvoir ? Finalement, la rumeur a suffisamment enflé pour que l’école et tes parents s’en mêlent… et il t’était rare de voir ton père et ta mère dans la même pièce plus de dix minutes. Il faut dire qu’avec ta gueule de déterré angoissé qui ne dort plus trop, tu n’arrivais plus à cacher ce problème que tu refusais de reconnaitre. Ta vie était devenue un drama dont tu te serais bien passé. Ce genre d’accusation, dans ce monde, est assez grave. Très grave. Le stigma social que porte la mention même de « somnusien » suffit à provoquer des tragédies familiales. Dans ce genre de cas, les parents, ça se tourne vers des figures d’autorité pour savoir quoi faire. Et l’école, vue la proportion de jeune touché par le Somnus, est plus ou moins un centre de relai entre les adolescents soupçonnés et le gouvernement. Un gouvernement avide de traquer et balancer le moindre somnusien dans un bateau direction l’île-prison. Un gouvernement encore trop marqué par des évènements tragiques qui ont marqué toute une génération. Il a fallu un certain temps avant qu’on se rendent compte que cette magie d’influence, je la possède. Pas toi. Il a fallu un certain temps avant de se rendre compte que je suis l’artéfact qui a provoqué tous ces changements, un peu moins pour comprendre que je ne suis pas du genre à passer de main en main.

Il n’a guère fallu plus de trois jours entre la confirmation de mon existence, de l’existence de notre lien, et ton départ vers l’île inconnue. Il a fallu encore moins de temps pour que cette rumeur perfide du net soit confirmée par « une source proche de l’enquête » et que ta petite réputation, ton petit nid douillet, tes amis sans visages ne disparaissent sans laisser de trace. De toute manière, où tu vas, tu n’as même plus accès à cet univers réconfortant. Tu vas devoir recommencer de zéro, une fois le choc passé et quand tu auras fini de me balancer sur les murs pour me péter en deux. Pour un adolescent qui n’a jamais fait de vague, ta rage, ta frustration ne fait que se réveiller.

Je souhaite bien du courage dans ta nouvelle école !