Presque comme chaque soir, ses pas l’ont mené au bar. Mais pour une fois, ce n’est pas qu’une question de pouvoir et de terreurs dans son esprit. Parce que ça devient de plus en plus bizarre. De plus en plus fréquent. C’est pas juste un problème de phobokinésie.
Pas vrai ?

Putain, il espère que si.
Ça peut être que ça. Rien d’autre.
Pour autant, sur des post-it dans ses poches, il a noté ses mouvements de la journée. Chacun d’eux, car il veut savoir. Il veut en avoir le cœur net. Se souvenir.

Lève les yeux de son verre à l’arrivée de Darren, lui rend son rire. À regarder son expression, le bleu sur sa joue et les marques sur ses mains, il n’y a aucun doute : sa veille a été mouvementée. Il est comme ça, Darren, et c’est comme ça qu’Evan l’aime. Libre, entier, honnête.
Un peu écorché.
D’un geste distrait, il attrape un bonbon du paquet ouvert à côté de son verre et le gobe d’une bouchée.

- Tu parles ! Je t’attendais, j’viens juste de commencer.

Un clin d’œil, puis il glisse son menton dans la paume de sa main. Il paie pas de mine, il le sait, mais il peut pas s’empêcher. Ça lui bouffe les pensées, toutes ces histoires. Ces trous de mémoire. Ces voix. Ces rumeurs.
Déni.

- Comme d’hab. Je crois. Il fait glisser sa main jusqu’à ses racines sur lesquelles il tire. Putain j’en sais rien. J’crois que je flippe. Pour rien.

Il inspire, expire.
Le spectre d’un râteau le détend et le fait rire, surtout quand il s’imagine Matthew dans l’esprit. Il se redresse, puis il accepte la clope d’un hochement de tête. Pas vraiment une addiction, mais une bienheureuse sensation. Il le laisse l’allumer pour lui, prend le temps de tirer sa première bouffée.

- Tu sais bien que les bougres et bougresses ne sont pas un problème pour moi, glisse-t-il avec malice.

D’un mouvement de tête, il pointe les mains abîmées de son ami.

- Soirée mouvementée, hier ?

Il sait comment Darren occupe ses nuits. Non que ça le dérange, ça fait partie de qui il est. Darren sans ses poings et sa moto, qui serait-il ?
Evan l’a souvent accompagné, et d’ailleurs la plupart de ces soirées se terminent sur un blackout total. Et comme il n’a pas envie d’y penser, il lève son verre pour trinquer, le sourire seulement à moitié vrai.

- Ce soir, pour changer, on boit !

Et ça, c’est quelque chose qu’ils savent faire.

Ses yeux qui le regardent, en coin. Darren est un vrai, s’il ne peut pas en parler avec lui, c'est avec personne. Mais Evan ne veut pas plomber l’ambiance, alors il se contente de hausser les épaules.

- Tu sais, ces histoires de blackouts. J’en ai de plus en plus, c’est tout.

Il prend une gorgée, de quoi brûler son œsophage déjà bien entamé. La clope au bec, il rit puis se laisse faire. Son menton se dresse, plante son regard au sien. Ce jeu le faire sourire. Le pire, c’est que Darren est parfaitement son style.

- Y a peut-être quelqu’un, ouais. C’est pas fixé, dit-il en tirant une nouvelle taffe.

D’un mouvement de tête, attrape les doigts du motard entre ses dents, juste brièvement, puis offre un clin d’œil tout aussi séducteur.

- J’avais peur que tu ne me rendes jamais mes sentiments, tu comprends ?

Il ricane, se concentre sur les mains écorchées. La réponse le fait rire et tiquer à la fois. Evan, roi de la castagne. Il aurait aimé se souvenir de ça, de ses moments forts au combat. Mais faut dire qu’à chaque fois, Darren et lui sont salement défoncés. Normal d’oublier, non?

- Toujours au même endroit ? Tu devineras jamais qui j’ai croisé la dernière fois. Il ne prend pas le temps avant de continuer. Karna. J’me souviens pas de grand-chose, j’étais bourré, mais il avait pas l’air en forme.

Encore un que Darren et lui risquaient de croiser lors de leurs petites virées.

Inspire la nicotine une nouvelle fois, trinque en changeant de sujet. En apercevant le sérieux dans son regard, il s’accoude au comptoir. Puis il rit.

- Mec, c’est pas que j’veux pas, mais j’ai déjà deux clubs. Il attrape un nouveau bonbon, croyez-le ou non, ça se marie très bien avec l’alcool. Hors de question que je stoppe l’athlé, j’ai un record à niquer. Et la musique, ça me détend. J’deviens pro au triangle.

Il se moque de lui-même, secoue la tête en regardant dans son verre. Ça le change, le club de musique. L’ambiance y est bonne, elle le fait souvent rire. Il y retrouve Matthew, Ilya, Esme, Andrea…
Revient scruter son ami, un peu désolé de ne pas pouvoir le suivre dans ce coup-là. Taquin, il lui donne à son tour un petit coup d’épaule affectueux.

- En plus t’imagines ? Je risquerais de t’étaler en public et de bousiller ta réputation. Un sourire en coin. Mais t’en fais pas, je serai toujours là pour te descendre de ton piédestal le soir.

Trempe ses lèvres pour une rasade.

- T’en as d’autres qui seraient chauds, non ? Nath, Ramos, Achille. Tu devrais leur demander.

Un peu chelou.
C’est bien ça, qui l’effraie. C’est bien ça, qui le pousse à se poser des questions et à se faire flipper. Lui aussi, il trouve ça étrange. Mais quelque part, c’est comme s’il préférait ne pas savoir. Avec tout ce qu’il s’est passé, c’est trop ; beaucoup trop d’un coup.

- J’en parlerai à la psy, au prochain rendez-vous. C’est sûrement des conneries à cause des insomnies.

La phobokinésie. Coupable toute trouvée, pas vrai ?

Il préfère ce jeu, cette douce provocation qui depuis le début flotte entre eux. Les doigts sur son menton, les prunelles arrimées. Sourires étirés, les voix basses qui s’échangent sur un ton pleinement provocant.
Evan rit, à l’idée de le voir s’immiscer. A cette possibilité, quelque part dans son esprit, de cet homme qui viendrait pour chambouler encore plus sa vie. Darren, toujours à jouer avec les limites. C’est comme ça qu’on l’aime, ou qu’on le déteste.
Quand ses dents rencontrent les doigts du motard, sa langue, à peine, qu’il passe.
Amusé.

Une ultime réponse, puis les rires qui se font écho.

Déjà un autre sujet, amené par les mains écorchées. Evan repense à cette drôle de soirée. Il évoque Karna. Karna dans ce bar qui organise des combats clandestins où souvent ils se retrouvent pour se défouler.
La réponse de son ami lui fait hausser un sourcil, mi-surpris, mi-intrigué.

- Bientôt le bar te devra du fric avec tout le monde que tu rappliques, répond-il dans un nouveau rire.

Pour le peu qu’il connaît Karna, il a du mal à l’imaginer comme une jouvencelle. Toujours le visage tiré, sérieux, effacé. Difficile de savoir à quoi il pense, encore que sa façon de se défouler au bar soit un indice suffisant.

- Effarouchée, mh ? Vous avez l'air de bien vous entendre... glisse-t-il d'un air malicieux.

Les verres s’entrechoquent, la proposition qui est lancée.
Un club de boxe, c’est pas qu’il ne veuille pas, simplement qu’il est trop occupé. Mais il lit sa déception, ça le pousse à vouloir le rassurer. Il sera toujours là pour le finir, de ça, pas la peine de s’inquiéter.
Ses yeux plantés aux siens, un air faussement outré se peint sur son visage.

- Tu n’oserais pas, j’espère ?  Il tique de la langue, tire sur la clope pour souffler sa fumée de côté. Ce soir j’te prends, ça t’apprendra à me chercher.

Son air se fait plus pensif, quand « la vue » est évoquée.
Ça le fait sourire en coin, Evan. Il joue avec son verre, du bout des doigts, pour faire tournoyer l’alcool doucement. Regarde Darren, taquin.

- La vue est… très agréable, si tu vois ce que je veux dire. Un clin d’œil, tandis qu’il prend à son tour une gorgée. Surtout celle du président.

Ses doigts glissent jusqu’au paquet de bonbons dans lequel il en pioche deux. Avalés d’une traite, son sourire satisfait aux lèvres.

- Et toi, dis-moi… quelles sont les dernières âmes chanceuses égarées dans tes draps ?