Accoudé à sa fenêtre, la brise iodée lui caresse les joues. Au-dessus de lui scintillent des milliers d’atomes, en dessous le sol du pensionnat lui sert de cendrier géant. Cela le ramène à quelques milliers de kilomètres d’ici, quand tout était plus simple.
*
Chicago. D’aussi loin qu’il puisse se souvenir, bercé par le tintamarre des klaxons, au pied de ces géants gratte-ciels.
Sage n’a jamais eu à se soucier de son patrimoine, papa possède une place généreuse au sein du sénat de l’état. Maman quant à elle est chercheuse en biochimie, ainsi que professeure dans une prestigieuse académie. Il est la consécration tardive du portrait idyllique d’une famille modèle américaine, celle où les cadres photo affichent des sourires étirés et un temps ensoleillé.
Largement privilégié, de ses souvenirs enfantins il se souvient de n’avoir manqué de rien, bien trop couvé par ses parents, il n’était pas rare de le voir bader dans les jupons de sa mère, à esquisser une grande curiosité à tous ses faits et gestes.
Et certainement, il ne comprenait pas de son âge, ce qu’elle menait. Mais doucement il s’éveillait à une fibre scientifique.
Jamais un moment de répit, le moindre temps hors de sa scolarité il jouait de ses yeux doux pour accéder au laboratoire de sa mère, c’est là qu’il apprenait les premiers mots savants aux consonances exotiques. Qu’il jouait avec les différents colorants à sa disposition, qu’il observait la première fois au microscope ce qui composait sa planète. Et cette douce main qui ébouriffait sa chevelure angélique.
Et année après année, quelques tâches supplémentaires lui donnent une petite responsabilité, maintenant il avait le droit de porter et ranger les différents matériaux dont il avait soigneusement mémorisé les noms. Le droit de porter une petite blouse avec son nom dessus qui plus est. Sans doute il était trop tôt pour lui raconter tant de choses, mais pendu aux lèvres il écoute attentivement les consignes cryptiques. Parfois cela animait le repas de famille, comme quoi mère ne donnait pas le bon exemple qu’il devrait passer plus de temps dehors, se trouver une vraie activité.
Peu importe, il sera évidemment un éminent chercheur plus tard, cela coulait forcément dans ses veines, et pour rien au monde il ne troquerait cette passion.
Chaque semaine sa bibliothèque s’agrandissait, auscultant chacun de ses questionnements curieux, à fouiller ce qu’il se cachait derrière chaque fibre, à déchiffrer ce qui anime son microcosme.
Un sentiment de fierté sur ses épaules, le regard posé de celle qui lui avait tout apprit, ce fut comme marcher dans des pas déjà tracés. À l’aube de ses dix, il lui tardait de souffler cette première décennie, au bout de cela la promesse de pouvoir enfin manier quelques produits. Ce fut pourtant une autre surprise qui happa la famille.
En un éclair, un bruissement, ce qu’il tenait dans ses mains, plus précisément, ce qu’il s’y trouvait à l’intérieur.
Quelques gouttes de stupeur suintant de son corps, le hoquet d’étonnement qui s’échappa, de longues minutes pour revenir à cette réalité.
Il y repense, à elle, agenouillée contre lui, le serrant dans ses bras. Dans le creux de ses oreilles, un serment chuchoté que cela sera un secret.
Elle ne brida en rien le jeune enfant, en quelques jours elle lui apprit sur quoi semblait se baser sa capacité. Tel un nouveau terrain de jeu à explorer, Sage était doué pour comprendre uniquement ce qu’il l’intéressait. Il ne tardait en rien à expérimenter ses premières créations sous l’œil prudent et protecteur. Se goinfrant des connaissances qu’il absorbait semaine après semaine, finissant généralement ses journées à dormir la tête affaissée contre un bouquin rempli de formules.
Il n’attendait que des félicitations, les mêmes mots qu’ils l’ont toujours poussé à s’élever depuis ses premiers pleurs.
Ce jour-là, ou bien un autre, il ne se souvient plus vraiment. Père était venu le récupérer après l’école la mine pour la première fois autant déconfite, il disait que maman passerait quelque temps à l’hôpital, que rien ne les empêchait de lui rendre visite, cela ne sera que temporaire marmonnait-il .
Alors chaque jour Sage venait jusqu’à dans sa chambre, il ne comprenait ni les branchements reliés à son corps, ni les bips incessants des machines, ce fut comme découvrir une nouvelle boite à jouet. Il posait tant de questions, et elle expliquait avec des mots enfantins pour lui donner des réponses, le souffle fatigué.
Si mère est malade, il sera capable de la soigner. Quelques médicaments devraient suffire. C’était le moment idéal pour appliquer son nouveau don après tout.
Pas un jour sans lui ramener secrètement ses diverses créations qu’il synthétisait au grès de son maigre savoir.
Encore, encore et encore, les soleils se levaient, mais jamais avec elle pour lui préparer le lait avant les céréales. Certainement ce fut un test secret pour faire partie des scientifiques, ils rêvent de croire qu’il va abandonner. Il se noierait dans son labeur enfantin s’il le fallait.
Chaque soir il lui suppliait qu’elle prenne tout de suite ses remèdes, qu’elle sera bientôt sur pied pour qu’elle puisse retrouver la maison grâce à cela. Et elle lui chuchotait en retour qu’il avait tellement grandi, çà n’avait aucun rapport, elle aura tout le reste du temps pour voir cela.
Alors pourquoi restait-elle encore là-bas ? Le ballet des médecins autour semblait incessant. Les étreintes maternelles moins intenses. Puis d’habitude elle ébouriffe sa coiffure en passant sa main, maintenant c’est à peine si sa frange est dérangée. Surtout qu’ils doivent aussi arranger ce problème de poussière dans un hôpital, c’est ce qu’elle disait parfois quand elle le regardait, de fines larmes perlant devant ses yeux.
Il sait qu’il y arrivera, promis, ça sera demain qu’il trouvera un bon médicament.
Ce jour-là et pas un autre, il se souvient exactement. Père était venu le récupérer après l’école la mine pour la première fois autant abattue, des traits aggravés par son air maussade. Cette fois il ne disait rien, il le tenait d’une main tremblante lui indiquant qu’ils allaient faire une balade avant d’aller visiter mère. Cette fois la poussière semblait l’avoir contaminé aussi, il avalait ses syllabes comme un mauvais sirop.
Père marmonnait des promesses, que tout ira bien, qu’il ne devait plus s’en faire, que maintenant Sage était un grand garçon, loua le seigneur une dernière fois.
Ces mains-là ne le réconfortent pas comme elle le ferrait. Elles le traînent hors de cette réalité. Il hurle, lutte, mais rien n’y fait, il le jure comme tous les autres jours, cette fois il avait un remède.
*
Il écrase les résidus de ce qu’il vient d’inhaler, la fumée se dissout dans le ciel, dernier coup d’œil vers la voûte qui s’étend au-dessus, il aura l’occasion de voir les étoiles en fixant le plafond, il attend sagement de dériver vers d’autres récifs, allongé sur le matelas, des hallucinations de ce qu’il ne reverra pas. Il se refuse chaque jour l’idée qu’elle ne soit plus là, elle doit encore l’attendre, il doit encore lui rendre visite dans chambre.
Plongé dans le déni, il n’a jamais laissé cette décennie au sein du pensionnat l’occasion de le réconforter. Coincé entre deux molaires, le venin amer l’empêche de savourer l’espoir qu’il nourrissait.
Il y croyait à ses propres fausses promesses, que s’il se donnait les moyens il s’échapperait plus vite que les autres, que dans les efforts il trouvera une solution. Qu’on le recruterait pour ses capacités !
Toujours bloqué sur ce bout de terre isolé, du temps pour réaliser que sur le continent personne ne souhaite réellement le revoir émerger.
Il profite comme il peut, oscillant entre son comportement de mauvais garnement et de chimiste raté.
Au sein des rebelles depuis de longues années, investi sans jamais l’être, toujours à lorgner dans l’ombre, loin des envies de pouvoir, plutôt proche de celui des mauvais coups. Toujours à l’heure quand il s’agit d’essuyer ses nerfs sur les autres, comme des dizaines de complexes qu’il essaye d’éponger. À prier en messes basses pour voir ce paradis devenir un enfer, à fomenter des discordes pour tuer le temps comme pour se venger de lui.
Pardonnez mère
Peu importe de là où vous contemplez.
Non, votre bambin n’est point mesquin
C’est juste l’endroit qui le rend mauvais.