Ce soir, c’est un peu plus dur que d’habitude. Evan se réveille, le souffle court, les yeux aveugles. Où qu’il regarde, les fantômes de ses rêves hantent la pièce. Il frissonne, se masse les paupières. Peu à peu, le sentiment d’angoisse refoule et laisse place à son esprit. Pour autant, son cœur ne décélère pas.  Pour autant, les relents ne disparaissent pas.
Oui, ce soir c’est un peu plus dur que d’habitude.

Evan sort de son lit, les mains moites et les tempes luisantes. Des progrès, la journée, il en fait. C’est de plus en plus simple de rester en présence des autres, parfois même d’être en contact avec eux pendant un certain temps. Pour autant, ce qu’il capte, son cerveau le garde. Il lit les peurs des autres, puis il ne les oublie pas. Elles le hantent, elles le rendent fou. Face au miroir, Evan s’étire puis il chausse ses baskets, attrape un paquet de biscuits et s’en va courir.
Se vider l’esprit.

L’air est frais, il sèche la sueur et balaie les mèches de son visage. Il a oublié son bandeau. Tant pis. Sous les étoiles, sous ce ciel bleu profond, Evan prend plaisir à inspirer et expirer. Il prend plaisir à se concentrer sur ses muscles et à modifier son allure à plusieurs reprises. C’est ainsi qu’il se contrôle. C’est ainsi qu’il se retrouve.
Quand le second souffle bienfaiteur prend le relais dans sa poitrine, il se dirige de nouveau vers le bâtiment résidentiel. C’est l’avantage d’être étudiant, il peut faire ce qu’il veut à toute heure. En arrivant près de la porte, Evan repasse au pas et décide d’allonger sa promenade.
Après tout, ce soir, c’est plus dur que d’habitude.
Et il fait ce qu’il veut.

La porte du toit s’ouvre, silencieuse. Il fait nuit, on y voit peu, pourtant Evan sait que quelqu’un est là. Il n’a pas besoin de ses yeux, simplement de cette part de lui qui le trahit. Ce qui lui a valu sa chute et son exil. Mais qui se plaint, au fond ? Pas lui. À quoi bon s’entourer de gens qui nous aime, s’ils ne font que mentir ?

En s’approchant d’une forme allongée sur le sol, Evan ne peut pas empêcher les images. Il est trop tard, trop fatigué. Il voit une immense pièce sombre, des portes qui claquent et se ferment, une silhouette esseulée. Son regard se voile, mais il s’avance jusqu’à reconnaître le jeune homme aux yeux rêveurs. Il le connaît, plutôt de loin que de près, c’est un gars sympathique. Plus que sympathique, s’il se souvient bien de son large sourire.

Evan lève le regard au ciel puis il sourit, lentement. Il comprend la fascination de ceux qui le contemplent, avec ses étoiles et son immensité. Puis, car il a oublié de répondre, il sort le paquet de la poche centrale de son hoodie floqué d’un muppet rouge. Des kokosböllars, les préférés de son père. Il s’assied, à environ un mètre de Lohan, puis il pose l’étui ouvert entre eux deux.

- On peut dire ça, oui, répond-il alors. Sers-toi.

Pas besoin de l’ensevelir sous les détails. Distraitement, il pioche une sucrerie et l’enfourne d’un doigt pour la gober. Au cours de la journée, il était capable de ne se nourrir que de sucre. Mauvais pour la santé, certes, mais foutrement bon pour les papilles.

- Et toi, qu’est-ce qui t’amène sous les étoiles ?

Il pose ses mains sur le béton froid, ses visions s’apaisent. Il tourne un large sourire en direction de Lohan pour l’observer. Un lycéen, pas si jeune d’après ce qu’il devinait. Peut-être tout juste la majorité. Un bon gamin, pour le peu qu’il en voyait.
Ses pupilles retournent sur le ciel. Il est beau, le ciel. Même s’il voulait compter les étoiles, Evan en aurait pour la nuit. Au bout de la vingtième, il en aurait certainement marre et passerait à autre chose.

- Tu t’es déjà demandé si, quelque part, quelqu’un pouvait nager dans le ciel ? Je veux dire, l’univers est super grand, et le ciel est bleu. Peut-être qu’il est la mer de quelqu’un, et que nous n’en sommes que les poissons, expose-t-il dans un élan de réflexion à voix haute.

Typique.

Evan observe ce rêveur, ce garçon qui aime à se perdre dans les étoiles. Il le trouve beau, dans le clair de lune, comme s’il avait toujours été à sa place. Evan, lui, c’était un homme du soleil. La nuit lui faisait peur, depuis maintenant quelques semaines. Les opposés s’attirent ? Il rit, brièvement. Ce détour, finalement, c’était peut-être là où il devait aller.

Lohan a l’air d’aimer sa métaphore. Ce n’est pas rare, qu’Evan se perde en divagations. Son esprit, incapable de se concentrer, a tendance à dériver. C’est quelque chose qu’on aime ou que l’on déteste, il a toujours été comme ça. Pour autant, l’avis des autres, ce n’était pas ce qui le faisait vivre. Ça ne l’était plus.

- Le poisson clown, c’est approprié. Les rayures font penser à la tenue de baseball.

Il pouffe, lui aussi. Il les imagine poissons-clowns, armés de battes sur un terrain. Puis le ton revient ; pensif, poétique. Evan l’imagine sur la Lune, à contempler la Terre depuis l’espace. Oui, c’est bien ce qu’il lui inspirait, un voyageur du temps et de l’espace.
Pourtant, une nouvelle fois, cette pièce, ces portes, les images qui reviennent en tête. Il l’observe, du coin de l’œil. Connaître les peurs des autres, c’est un savoir dangereux. On en apprend beaucoup, beaucoup trop, quand on voit ce qui hante un cœur ou un esprit. Pour certains elles sont concrètes, des fabulations ridicules ou horrifiques. Pour d’autres, elles sont complexes. Psychologiques. Des angoisses, des souvenirs, tout se mêle. Pour Lohan, il croit deviner la solitude. L’abandon. Mais il ne peut en être sûr, car il se refuse à analyser les images.

Evan tourne la tête vers les étoiles. Il réfléchit. Que ressent-il ?

- Un poids.

Honnêteté. Il attrape une sucrerie et la gobe, sans penser à regarder.
Puis son sourire fleurit, presque candide. Il croise une jambe par-dessus l’autre et se laisse tomber sur le dos.

- Pour être honnête, j’ai un peu de mal, avec mon pouvoir. Courir me fait du bien. Il l'observe, sa joue contre la fraîcheur du béton. C’est quoi le secret, pour ceux qui sont là depuis des années ?

Depuis son arrivée, Evan est suivi par la psychiatre du pensionnat. Pouvoir chaotique, certes, mais surtout mentalement épuisant. Il se sent différent. Différent de lui-même, de ce qu’il avait toujours cru être. Alors il s’y accroche, parce qu’il refuse de se perdre.

- A ton avis, si le requin c’est un poisson, pourquoi on en fait pas des sashimis ?

Ses yeux, bleus comme le ciel d’été, s’arriment à l’image du garçon de la lune. Il pose une question, si simple, et pourtant si essentielle. Sous couvert de nonchalance, sous couvert de « on s’en fout, tant pis », Evan est pris entre les feux. Il ne veut faire de mal à personne, encore moins à lui-même. Aussitôt, l’image de son père, recroquevillé au coin d’une pièce, lui revient en mémoire aussi clairement que s’il y était encore. Il le voit, délirant, perdre de sa fameuse superbe. Puis l’image disparaît, clignotante.
Avait-il vraiment vécu ce moment ?

La réponse du sportif le rend pensif. C’est évident, ce garçon n’est pas plus avancé que lui. Il tâtonne, tombe, se relève. C’est incessant, il a peut-être ce courage. Mais est-ce qu’un jour ce sera réellement suffisant ? Evan serre les lèvres, un court instant. Il repense à cette proposition, celle de brider son pouvoir à l’aide d’un artefact. Était-ce la solution de facilité ou celle de la sécurité ? Peut-être les deux à la fois.
Il sourit, il passe à autre chose.
Oui, les rêveries sont bien plus agréables à vivre. Bien plus agréables à contempler.

Un court instant, il l’écoute, il le regarde, puis il se fige. Cette phrase, coupée dans son élan ; l’explosion d’un rire. Il est beau ce rire, il est si vrai, si bruyant. Evan ne peut pas s’empêcher de rire avec lui.
Bien joué, Lohan, c’est de ça dont il a besoin.

- Je pense qu’on tient le synopsis d’un sacré film d’horreur, répond-il en attrapant une nouvelle sucrerie. Les dents de la mer, mais la version « Mords-moi sans hésitation », tu vois?

Il pouffe à nouveau, les images s’éloignent. Respirer, dans tous les sens du terme, dieu que ça fait du bien.
D’un mouvement souple, il se bascule sur le flanc. Il fait face à Lohan, sourire aux dents. Il le sent bien, ce gars. Y a de bonnes ondes, qui s’émanent de lui.

- T’es là depuis longtemps, non ? demande-t-il.

Puis, distrait, ses yeux tombent sur les kokosböllars. Il se redresse aussitôt, en tailleur et rapproche le sachet devant lui. Les sucreries sont assez grosses, un peu de la taille d’une balle de golf. Un sourire en coin s’étire, ses yeux brillent.

- Je te parie que j'peux en mettre plus que toi dans ma bouche en une minute. Mâcher est interdit !

Le regarde, l’éclat d’un rire au fond des yeux, mimer la scène de ce futur blockbuster des salles de cinéma. Ouais, c’est évident, Lohan est né pour les navets filmés avec une caméra d’épaule dans un pensionnat par des étudiants bourrés. En revanche, pas plus que ça, désolé.
Dans son esprit l’idée, idiote mais terriblement amusante, de soumettre ce scénario au club de théâtre le fait rire d’autant plus. Lohan, star du lycée, poisson clown déchu. C’est à exploiter.

- Je t’assure que cette idée va faire du chemin !

Néanmoins, pris par sa curiosité, il en revient à ses questionnements. Le lunaire répond, cela fait sept ans. Sept années, loin de tout, coupé sur cette île avec des semblables comme le jour et la nuit. Il s’imagine, dans sept ans, toujours ici. Peut-être médecin, il aurait réussi à devenir psy. Puis laisse ce songe s’effacer, non, l’avenir pour le moment il ne peut pas se le figurer.

Il a envie de lui demander ce qui ternit le feu dans ses yeux. Il devine, bien évidemment, car quoi d’autre qu’un passé laissé loin derrière lui ?
Sa distraction naturelle, une fois encore, le pousse à passer à autre chose. Ses yeux brillent ; le défi, y a en partie que pour ça qu’il vit. Alors il le regarde se dresser, puis accroche la malice dans ses pupilles.

- Fais gaffe, tu parles à un pro, je gagne ma vie comme ça, lance-t-il en approchant le paquet. Il plisse les yeux, le temps de penser au butin du gagnant, puis il pouffe en faisant craquer sa nuque. Le perdant… Il lève l’index, sourire railleur. … envoie une photo sur l’intranet du pensionnat, de lui, de dos disons, qui court cul-nu autour du stade d’athlé. T’en es ?

Fugacement, lui reviennent en mémoire toutes ces soirées, tous ces challenges relevés, ces folies, régulières, permanentes. Evan, c’est quelqu’un qui ne réfléchit pas à deux fois. Alors il sort son téléphone portable, règle le minuteur, puis pose solennellement les mains sur ses genoux.

- I’ll see you on the other side…

Démarre le minuteur, et commence à engouffrer les kokosböllars. Il place stratégiquement les deux premières au fond de sa bouche, puis il en cale une dans sa joue droite, zieute le minuteur. Plus que 35 secondes déjà. S’empêche de rire, glisse une quatrième dans la joue gauche, étire la peau, force. 12 secondes. La dernière passera-t-elle devant ? Il tente, il pousse, mais quand même, ces merdes-là sont vachement grosses. Il pousse, pousse, jusqu’à ce que la sonnerie retentisse et qu’il parvienne à lever les mains. Une petite partie de la cinquième dépasse d’entre ses dents, mais eh, c’est passé.

- Chinq ! s’exclame-t-il en faisant voler du sucre chocolaté et même un bout de gâteau. Il le pointe du doigt. Ch’est tchon tchour !

Et qu’il mâche, lentement, en essayant de ne pas s’étouffer entre les rires et les pâtisseries.