please, don't bother me

cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas pu se balader dans le pensionnat comme bon lui semblait. seule et sans surveillance. bien sûr, noah ou evan n’étaient jamais bien loin, prêt à l’aider si son corps la lâchait. encore.

elle a finit sa pause déjeuner, et il lui reste encore un peu de temps avant la reprise des cours, jusqu’en fin d’après-midi. elle avait mangé avec ses camarades de classe, au réfectoire. les gens se plaignent beaucoup, mais comparé au repas de l’hôpital, la cantine du pensionnat n’a pas à rougir.
en tout cas, ça lui a fait un bien fou de manger avec du monde, loin des murs blancs qui sont devenus sa prison. amaryllis se sent légère, joyeuse. oubliant presque la réalité qu’elle devra retrouver bientôt.

avant de retourner en cours, elle avait eu envie de faire un détour sur les toits. elle a toujours aimé la hauteur, et prendre l’air lui fait du bien. elle préfère la nuit, bien sûr, pour pouvoir observer les étoiles. mais les nuages gris de début d’après-midi feront l’affaire pour le moment. au moins, il ne fait pas trop chaud.
amaryllis observe la vue accoudée à la rambarde. elle s'y sent reine. reine silencieuse du pensionnat, qui observe une vue qui lui est presque interdite.
elle soupire.
quand est-ce qu’elle retrouvera une vie normale ?
jamais.
elle le sait.

et puis, un bruit de porte. elle fait volte-face doucement, un sourire aux lèvres.

“c’est toi no- ...oh.”

sourire qui s’efface bien vite en découvrant qu’il ne s’agit pas de son prince charmant. non non. c’est un rebelle de l’autre classe. un rebelle qui n’a pas la langue dans sa poche, et qui ne semble pas la porter dans son cœur.
son visage s'assombrit un peu, mais elle reste tout de même calme. lui sort même un sourire doux lorsqu’il s’approche.
elle sait qu’il ne durera pas, mais elle n’a rien à perdre.
elle ne sait de toute manière pas agir autrement.

“bonjour, achille. navrée si tu voulais être seul. j’espère que tu vas bien.”

les phrases qu’elle sort sont d’un automatisme barbant. elle n’est pas vraiment navrée, cependant elle espère vraiment qu’il aille bien, parce qu’elle préfère quand tout le monde va bien. elle est du genre à apprécier tout le monde, amaryllis, mais avec achille, elle doit bien avouer que ça ne passe pas.
de son côté en tout cas, c’est une certitude, et le rebelle ne se prive pas de le lui montrer.
ça a toujours été compliqué avec eux, de toute façon. entre les populaires et eux, ce n’est pas le grand amour. elle a bien réussi à sympathiser avec quelques-uns, parvenant parfois même à les convaincre d’être un peu moins… dissidents.

"j'espère également que tu passes un bon mardi. je termine ma pause déjeuner avant les cours de cet après-midi. tu peux faire comme si je n’étais pas là.”

toujours extrêmement polie, bienveillante, et sereine. la langue presque littéraire quand elle s’exprime. le ton calme, mais teinté d’aucune gaité. là est peut-être la plus grande différence entre ses mots pour ceux qu’elle aime, et pour les autres.
elle lui suggère gentiment de la laisser tranquille. elle sait qu’il y a peu de chance pour que cela fonctionne, mais si elle peut empêcher la moindre altercation, elle préfère tenter..

please, don't bother me

il s’approche sans rien dire. c’est mauvais signe. elle l’observe, se contentant de le laisser venir. elle ne peut de toute manière ni fuir, ni le repousser. contrainte d’attendre et de voir ce qu’il finira par lâcher.
il s’arrête devant elle, la surplombant. ça l’agace, pourquoi est-ce qu’il doit s’arrêter juste là, dans ce silence pesant ?
et puis, lorsqu’il sort sa clope et son briquet, et que  la fumée pénètre ses poumons sans consentement, elle comprend. détourne le regard en grimaçant, toussant un peu, pas du tout habituée au tabac.

amaryllis ne fume pas, et évite les cigarettes et les lieux fumeurs du mieux qu’elle peut. ordre de son médecin.
elle se dit parfois, que, quitte à mourir bientôt, autant en profiter. mais finalement, la raison prend le dessus. quitte à mourir demain, autant préserver ce qui lui reste de force.
inutile de détruire son corps encore plus que ce qu’il ne l’est déjà.

“t’étais obligé ?” il ne l’aime pas, elle le sait. mais à ses yeux, ce n’est pas une raison suffisante pour lui cracher sa nicotine à la gueule. elle ne lui a rien fait. “non, pas spécialement.”

elle répond sobrement à sa question. premier degré et toujours aussi calme. non, elle n'est pas contente. au contraire. elle n’a pas la force de se battre face au sarcasme d’achille. ce genre de conflit, ça ne l’intéresse pas. elle n’a pas le temps pour ça. elle en soupire d'ennuie.

“je ne suis pas là pour me disputer avec toi, achille. je veux juste profiter de ma pause de midi. si tu veux fumer tout seul sur les toits, alors je te laisse la place et je pars. mais par pitié, laisse-moi tranquille s’il te plaît.”

elle ne veut pas se battre. surtout ne pas se disputer. elle perdrait, elle le sait. elle préfère fuir, s'aplatir, reconnaître ses torts, si ça peut éviter une autre altercation. tant pis pour elle, pour sa fierté. de toute façon, l’égo disparaît quand on va mourir bientôt.
elle se décale pour rejoindre la porte de l’escalier, pour s’enfuir du toit, pour fuir la discussion, éviter achille.
mais il n’est pas d’accord.

se plante devant elle, encore. murmure son surnom, avec ce ton et ce sourire mauvais. celui qui lui donne un frisson. il la pointe du doigts, appuie sur son sternum. elle n’aime pas. n’aime pas qu’il se permette de la toucher comme ça. son corps, son faible corps.
qu’elle déteste au point haut point.
qu’elle déteste qu’on lui rappelle.
et puis, ce mot.
ce seul mot.
sa pupille qui se dilate et les pensées qui fusent. qui la projette dans un an, peut-être deux.
qui la projette dans le futur.
celui où elle ne sera plus là.

“tais-toi.”

ça lui a échappé d’un coup, le ton est sec, presque fort. impérieux. elle se mord  la lèvre, les sourcils froncés. oscille entre regret d’avoir haussé le ton, d’avoir abîmé son image de petite fille parfaite; et entre la colère qui gronde au creux de son ventre.
finit par inspirer un grand coup et planter ses iris noires dans les siennes.

“désolée.” prends même la peine de s’excuser. “je ne voulais pas crier. merci de t’inquiéter de ma ligne, mais je vais très bien.”

le sarcasme et la froideur se fondent petit à petit dans ses paroles, à son tour. elle aussi, elle peut être implacable si elle le souhaite. une princesse de glace. et puis, pour ne pas perdre plus de temps avec lui, elle pose un instant ses doigts sur le bracelet à son poignet.

“tu serais adorable de me laisser passer maintenant. merci.”

c’est presque un ordre, caché par la persuasion qui s’active. achille n'obéira peut-être pas, mais il va au  moins douter et y réfléchir un instant. elle en profite donc pour le dépasser et se diriger vers la sortie, la tête haute.

please, don't bother me

ça dure quelques secondes. assez pour qu’elle s’échappe, pour qu’elle se faufile vers la sortie. ce n’est pas assez pour complètement être libre, mais c’est suffisant pour s’éclipser.
sauf qu’achille finit par reprendre ses esprits et la rattraper. la main qui s’enfonce dans l’épaule et qui serre, jusqu’à la forcer par se retourner. amaryllis croise son regard, et comprend. elle comprend qu’elle l’a mis en colère. que ça bout à l'intérieur et qu’il n’a vraiment pas aimé de subir son pouvoir.
elle serre les dents, sentant la tempête arriver. il va falloir être solide. résister, ne pas céder. c’est plutôt mal partie, puisque la brune commence déjà à perdre patience.

“oh, je ne sais pas, achille. t’es pas assez intelligent pour répondre tout seul à ta question ?”

le ton est à l’agacement. cette situation lui déplaît. comment est-ce qu’ils en sont arrivés là déjà ? elle ne sait même plus, pas persuadée qu’il y ait vraiment une causalité logique et légitime.
et elle n’aime pas ça. à choisir, elle aurait préféré ne jamais se disputer avec lui, ni même ne jamais croiser sa route. sauf qu’achille étant ce qu’il est, il ne lui laisse pas le choix. il est là, il provoque, et il tape là où ça fait mal.
et aussi sage qu’amaryllis est, elle a du mal à laisser totalement couler.

sauf que c’est au tour du rebelle d’agir. au tour du rebelle de prendre un ton mielleux, d’aligner les mots, de la convaincre. et ce qui est sûr, c’est qu’il est plus doué qu’elle là-dessus.
ce qu’amaryllis ne sait pas, c’est qu’ils ne sont pas si loin en terme de maîtrise. les artefacts étant bien plus puissant que les pouvoirs innés; pour comparer les deux, il faudrait multiplier sa maîtrise par deux, la faisant passer à un bon quatre sur dix en terme de somnusien.
ce qu’elle sait, par contre, c’est que dans tous les cas, ça ne fait même pas deux ans qu’elle a découvert son pouvoir, et elle ne l’utilise que très peu à cause de ses principes et ses valeurs. en conséquent, il maîtrise la persuasion bien mieux qu’elle.

“ah bon, vraiment…” qu’elle murmure, se prenant la fumée au visage. “ça détends…?”

elle n’est plus vraiment maîtresse d’elle-même, faible aux paroles du jeune homme. peut-être qu’il a raison, après tout ? peut-être que ça la détendra. est-ce qu’elle a besoin d’être détendue, ceci-dit ? peut-être. l’hôpital, les analyses, les examens, les cours, la vie… c’est beaucoup de stress, finalement.
alors elle prend la cigarette, maladroitement, parce qu’elle n’a jamais fumé de sa vie.
elle la porte à ses lèvres, le regard pensif, un peu dans le vide, sans trop réaliser.
après tout, elle pourrait tenter ?
après tout, qu’est-ce que ça peut lui faire ?

et puis, elle voit son frère. son frère qui lui a fait promettre de prendre soin de sa santé jsuqu’au bout.
et puis, elle voit son médecin, ses recommandations sur ce qu’elle peut faire ou ne pas faire, consommer ou ne pas consommer.
elle revoit les images sur les paquets, les images horribles pour dégoûter. elle repense aux spots de publicités et aux statistiques qu’on bouffe à la télé sur le cancer de la gorge.
le cancer.
la cigarette.
le cancer.
cancer.
cancer.
cancer.

“ah.” qu’elle murmure en revenant un peu à elle, alors que la cigarette vient de quitter ses doigts pour s’écraser au sol. elle l’a fait tomber. “elle m’a échappé."

le doute et le fait de peser le pour et le contre l’ont sauvé d’une bouffée de nicotine non consentie. elle s’en rends compte, serre les dents et les points avant de foudroyer achille du regard.

“t’es con.” première grossièreté qui sort de sa bouche. “je fumerai pas tes clopes. ça bousille la santé et j’ai pas besoin de ça.”

elle admet sans s’en rendre compte que sa santé ne va pas bien, mais elle est trop en colère pour faire attention à ce qu’elle raconte. alors, elle continue, la voix plus forte et plus féroce, les dents sorties et les sourcils froncés.

“je pourrai mourir demain que je n’y toucherai pas, ok ? alors abandonne cette idée, c’est hors de question. si toi tu veux consommer ton espérance de vie au même rythme que les clopes que tu t’enfiles, tu peux, mais ce sera sans moi.”

elle perd patience. elle en est presque à lui faire la morale. parce que outre le fait qu’il ait tenté de la persuader, ça l’énerve de le voir bousiller sa santé.
à sa place, elle n’y aurait jamais touché. ne se serait jamais donné le risque d’être malade. le tabac, c’est la première cause de cancer, et tout le monde le sait. à sa place, elle prendrai soin de sa santé.

sauf qu’amaryllis n’est pas à sa place.
et que, même sans fumer, à une putain de tumeur dans le corps.
c’est injuste.