Tallulah s'échappe, Tallulah s'évade, Tallulah disparaît, et Jules ne la voit plus.

Jules a encore la naïveté d'une enfant, quelque part. Ce n'en est plus tout à fait une, mais c'est tout comme. Jules elle croit encore qu'on sera son ami parce qu'elle a offert des bonbons dans la cour, pendant la récréation. Elle croit encore qu'il suffit de se sourire pour qu'on s'apprécie, pour qu'on s'aime, qu'on se tienne par l'auriculaire et qu'on se promette d'être amis pour toujours.

Et pourtant, Tallulah est restée pratiquement silencieuse pendant plus d'un mois, complètement transparente, presque invisible, inexistante dans la vie de Jules, et elle n'a pas compris pourquoi, Jules. Elles savaient bien, qu'elles étaient loin d'être de grandes amies, mais Jules pensait qu'elles étaient au moins de bonnes copines, du genre qui aiment se parler, se voir, organiser des choses ensemble, des après-midi dans les jardins et des soirées films d'horreurs.
Mais quand ce n'était pas Jules qui proposait, il n'y avait rien de tout ça, un bonjour, un sourire, une remarque sur le golem qui s'accroche fermement aux boucles de Jules, et c'est tout. Comme si c'était Jules qui n'existait pas, après tout.

Et pourtant, Jules, elle est tenace, et elle avait du mal avec les non-dits. Jules, elle était certaine qu'il y avait quelque chose, et elle trouvait bizarre que Tallulah la tienne autant à l'écart. Elle avait passé du temps à y réfléchir, s'était demandée si c'était elle qui se faisait des films, qui fantasmait une amitié qui n'existait tout simplement pas, ou si elle avait raison de se poser des questions. Elle s'était demandée si elle était vraiment si étouffante que ça, si elle essayait d'occuper trop d'espace dans la vie de Tallulah - mais elle n'avait pas l'impression, pourtant, d'être si collante, puisqu'elles s'étaient à peine parlées, à peine vraiment vues.

Alors Jules, comme elle est tenace, elle avait demandée à Tallulah de l'accompagner à la piscine, parce qu'elle n'aimait pas nager seule mais qu'elle aimait bien aller se baigner. Elle avait eu du mal à trouver meilleure excuse. Elle ne se voyait pas lui demander d'aller passer l'après-midi dans les jardins à nouveau, parce que Tallulah aurait sans doute prétexté ne pas vouloir se salir à cause de ses golems à nouveau, et la piscine lui paraissait être une chouette activité, mine de rien.

Jules était arrivée un peu en avance pour se changer seule ; elle n'était pas pudique, loin de là, mais le maillot de bain avait toujours été, étrangement, une épreuve. Elle s'était assise au bord du bassin, les écouteurs dans ses oreilles et les pieds dans l'eau. Elle s'était demandée, pendant un moment, si elle arriverait, un jour, à faire un petit golem avec de l'eau, mais le processus lui semblait particulièrement compliqué - pour ne pas dire impossible. Elle plongea tout de même ses mains dans l'eau pour en récolter un peu entre ses paumes et regarder l'eau s'écouler entre ses doigts un instant.
Elle leva les yeux vers l'horloge, se demanda si Tallulah viendrait, finalement, elle qui avait l'air si peu encline à passer du temps avec elle. Comme un mantra, Jules se répéta qu'elle était venue bien plus tôt que l'heure qu'elles avaient convenues toutes les deux, que Tallulah ne lui ferait pas faux bond, qu'elle avait beau être froide et distante, elle n'aurait pas dit oui si elle ne comptait pas venir.

Jules se sent drôlement impuissante, Jules a l'impression d'avoir échoué sur la plage d'une île déserte.
Jules elle n'a rien pour occuper ses doigts, rien pour écouter son esprit bien trop bavard quand on ne le distrait pas. Elle s'acharne sur l'eau qu'elle essaie de garder entre ses doigts, qu'elle essaie d'empêcher de glisser et de s'évader, mais toute la bonne volonté du monde ne suffit pas à garder les gouttes transparentes au creux de sa paume, et Jules doit les regarder rouler le long de sa main et se perdre parmi les milliards d'autres gouttes qui peuplent la piscine.
Et Jules, quand elle n'a pas ses golems avec, le monde perd un peu de son sens - c'est peut-être plutôt Jules qui perd tout son sens quand elle ne sent pas les formes prendre vie sous ses doigts.
C'est Jules qui a choisi la piscine, c'est Jules qui s'était dit que l'endroit serait bien, que l'activité était assez chouette pour qu'elles s'amusent et assez calme pour qu'elles puissent se parler - vraiment parler, parce que Tallulah elle est trop souvent silencieuse, et Jules a l'impression de parler avec ses golems. A la différence que les golems écoutent souvent plus que Tallulah. Et pourtant Jules, tout de suite, elle se sent un peu mal à l'aise. La trotteuse sur l'horloge semble accélérer sa course et à la fois la ralentir tout autant. Le temps lui paraît si long, mais les aiguilles de l'horloge disent le contraire, et elle finit par sérieusement se demander si Tallulah viendra, par se dire que finalement elle avait peut-être raison de douter tout à l'heure.

Le carrelage est froid, l'eau qui caresse ses mollets se rafraîchit un peu, la musique n'a plus l'air si entraînante maintenant. Le bout de ses doigts est un peu fripé comme elle les a laissé traîner dans l'eau trop longtemps, et il n'y a plus que ses cheveux détachés pour garder un peu au chaud son dos exposé. Le chlore irrite un peu trop ses narines, alors que l'odeur est si agréable d'habitude.
Jules hésite, frotte la serviette entre ses doigts, comme si elle peinait à l'attraper, se lever et partir.

Tallulah finit par se montrer. Très en retard, mais elle est à la piscine, elle est venue, et Jules redresse son dos courbé pour qu'elle la repère un peu mieux. L'observe s'avancer, s'installer à côté d'elle, et Jules devine aisément qu'elle s'est réveillée il y a peu, que c'est peut-être pour ça qu'elle est en retard, finalement - pas parce qu'elle n'avait pas envie de venir, pas parce que ça l'emmerdait de voir Jules, mais simplement parce qu'elle avait loupé son réveil.
La jeune fille retire ses écouteurs, un peu soulagée, les épaules relevées comme si le poids du monde venait de la quitter pour trouver un autre propriétaire. Elle enroule consciencieusement ses écouteurs autour de son téléphone, qu'elle verrouille et se lève pour aller le remettre dans son sac, qu'elle a laissé dans les gradins.

C'est un peu tard pour dormir encore et même pas entendre son réveil...

Jules se dandine sur ses pieds, un sourire un peu fin aux lèvres. Elle lève sa jambe pour donner un petit coup de pied dans le dos de Tallulah et retourne s'assoir à ses côtés.
Elle est un peu gênée, Jules d'un coup. Sans raison particulière, il lui semble, si ce n'est peut-être, celle d'avoir trop forcé et d'avoir, en quelque sorte, traîné Tallulah ici sans qu'elle ne le veuille vraiment. Comme si elle avait accepté parce qu'elle avait compris que Jules ne lâcherait pas l'affaire, que Jules était trop obstinée, ou quelque chose du genre.
Pourtant Jules voulait bien faire, elle avait juste envie d'éclaircir certaines choses, de savoir si elles étaient amies, parce qu'elle avait du mal à s'y retrouver, dans ce flou.
Elle avait appris vite que Tallulah était bien différente d'elle, très solitaire, pas du genre très bavarde, et ce n'était pas vraiment ça le problème. Le silence, elle s'y était habituée. Elle s'était habituée à ce que la plupart du temps qu'elles passent ensemble soit silencieux, à ce qu'elles regardent les petits de Jules, qu'elle elle regarde Tallulah accorder sa guitare.

Mais voilà, Jules elle a du mal avec le manque d'intérêt de Tallulah, pour une raison ou pour une autre.
En fait, ça l'embête. C'est ça, ça l'embête, maintenant.

T'aurais du me dire, j'aurais proposé autre chose.

Jules la suit dans l'eau et reste bien collée au bord, maintenant qu'elle sait que Tallulah n'est pas la plus à l'aise dans l'eau. Elle y appuie ses mains, lève ses pieds pour les appuyer contre le mur et penche la tête pour mieux voir sa camarade. Ses yeux se plissent, elle lâche le mur en souriant et pivote pour se retrouver face à elle.

Alors comme ça t'as peur de l'eau ? T'as peur que y ait des bestioles pour te croquer les pieds c'est ça ?

Jules se penche un peu dans l'eau pour tendre sa main vers le fond et pincer le mollet de Tallulah en riant. Elle a l'air tellement rude Tallulah que c'est dur de l'imaginer mal à l'aise par quelque chose d'aussi commun que l'eau, la piscine, la mer. Jules regarde ses bras, les muscles qui se dessinent légèrement sous les néons, et elle se demande pourquoi elle a du mal à nager, elle qui a les bras pour - ceux de Jules fatiguent très vite, alors elle ne pouvait qu'imaginer que ceux de Tallulah tiendrait plus longtemps. Elle se trompait, apparemment.

T'aimes pas aller à la plage non plus du coup ? T'aimes pas la mer ? Tu vas faire comment si tu dois prendre le bateau et qu'il coule et que tu dois nager ? Tu veux que je t'apprenne ?