Jules visite si souvent les jardins qu'elle a fini par se demander pourquoi elle n'y installait pas une tente clandestine.

Jules elle est souvent assise par terre, les doigts dans la terre et les yeux rivés sur les formes qu'elle modèle entre ses mains trop soignées pour venir traîner dans la boue. Le temps est doux, les effluves des fleurs environnantes viennent lui chatouiller les narines, et Tallulah a accepté de sortir de sa chambre pour venir avec elle. Elle n'aime pas être toute seule, Jules. Elle n'aime pas le silence, et quand bien même elle aime les petits êtres qui naissent sous ses doigts, elle se voyait mal confectionner ses petits copains seule. Et Tallulah elle a beau dire, elle les aime bien, les petits golems, ça se voit qu'ils l'amusent.
Ils sont tout petits les golems que Jules fait aujourd'hui. Elle cherche à améliorer le temps qu'elle passe à les faire, c'est ce qu'elle a dit. Alors elle ne s'embête pas avec des formes élaborées, avec une taille conséquente, ou du moins suffisante pour que le golem puisse servir à autre chose qu'à tenir compagnie et amuser la galerie. Les petits êtres qu'elle finit par déposer délicatement par terre sont un peu difformes, tiennent mal sur leurs petits pieds, et Jules les laisse faire ce qu'ils veulent ; ils sont trop petits pour faire de quelconques dégâts, si ce n'est venir mettre de la boue sur le pantalon de Tallulah.

Jules a déjà fait deux petits golems et elle en entame un troisième. Elle essuie ses doigts, reprend son chronomètre pour le remettre à zéro et le relancer, et ses doigts retournent à la terre qu'elle roule sous ses doigts en chantant.
D'une oreille distraite, elle écoute son amie, mais elle ne répond pas tout de suite. Elle attend de voir le tout petit être entre ses doigts commencer à s'agiter pour pouvoir le poser par terre. Elle s'empare du chronomètre pour l'arrêter, ses yeux se posent sur les chiffres qu'il affiche et elle soupire - pas de nouveau record aujourd'hui, rien que des golems un peu bêtes qui ne font que se taper dessus, qui ne s'entendent que lorsqu'ils combinent leur unique neuronne respectif pour se dire que, peut-être à trois, ils arriveront à s'emparer de la guitare que la jeune fille au carré tient dans ses mains - enfin, visiblement.

Jules essuie ses mains consciencieusement et détourne le visage vers Tallulah, l'air faussement surpris. Elle cligne des yeux, prend le petit dernier de ses golems et le soulève à hauteur d'yeux.

Mes enfants ne sont pas des bêtes de foire.

Elle a l'air outrée, Jules, quand elle laisse le golem retomber sur le sol et peiner à se redresser. Elle attrape le chronomètre pour le glisser dans son sac et elle sourit.

Le dessert avec. La dernière fois tu me l'as pas donné, alors que je suis sûre que tu l'as même pas mangé. Si tu crois que je l'ai pas remarqué.

Jules pouffe, cherche dans son sac le petit sachet de gâteaux qu'elle a ramené et en propose à son amie, même si la réponse sera sans doute négative.
Ses pupilles glissent de la jeune fille vers le fameux "gras là". Il est déterminé, il se bat avec hargne, mais il est bien trop désavantagé, le pauvre ; une chute et il ne peut plus se relever, parce que Jules l'a drôlement mal proportionné, qu'il est trop rond, que ses pieds ne touchent plus le sol quand il se retrouve sur le dos, et Jules a déjà du l'aider deux ou trois fois à se redresser. Pour autant, quand il est bien sur ses pieds, il arrive à reprendre l'avantage, et le tout petit, il n'en fera sûrement qu'une bouchée.

D'accord, Tallulah, tu choisis la sécurité, mais y a pas de garantie contre les tricheuses.

Jules tend ses jambes devant elle, pose une main derrière elle et regarde vers le ciel. Elle semble réfléchir un instant et puis elle sourit de nouveau, elle regarde Tallulah, elle penche la tête, elle essaie de se donner un air sérieux, un truc qu'on ne voit que rarement sur son visage, qui va disaparaître d'ici une minute.

Tu sais quoi, je vais te donner un conseil, parce que je commence avec un avantage, vu que je peux leur donner des ordres t'as vu, et que j'aime pas quand c'est trop facile et qu'il y a pas de challenge. Il a aucune chance, le gras, il tient pas sur ses pattes, et si je l'aide pas, il va juste rester sur le ventre et agiter les pieds. Je te laisse modifier ton choix du coup, avant qu'on les laisse se battre, d'acc' ?

Jules pose ses yeux sur le petit troisième, un petit être un peu plus calme, qui erre dans les herbes trop grandes pour lui comme s'il n'avait aucun intérêt pour le monde, pour ce qui se passait autour de lui, Jules qui essaie d'attirer son attention, ses deux frères qui n'ont de cesse de se battre, trop pur, trop innocent pour être ici. Elle regarde les yeux sans vie, deux trous béants dans lesquels elle se perd trop souvent, dans l'espoir d'y trouver une  réponse, n'importe laquelle, à n'importe quoi. Mais le petit golem, comme tous les golems qui sont venus avant lui, comme tous ceux qui viendront après lui, il n'a pas la réponse, et ses petits pieds le mènent un peu partout dans le jardin, laissant une Jules un peu pantoise derrière lui.

Jules sépare les deux combattants de MMA, les yeux plissés, et elle tape sa main sur la pelouse. Elle n'est peut-être pas très honnête quand elle parie, mais quand elle gagne, elle aimerait quand même que les termes du contrat soit respectés. Elle gagne un repas, elle gagne la totalité du repas, n'en déplaise à Tallulah qui a toujours quelque chose à dire, qui doit toujours se plaindre et discuter.

On a parié un repas, j'ai gagné, tu devais me le donner, c'est tout. C'est pas question d'avoir besoin d'un deuxième dessert ou quoi. J'ai gagné. Tu m'étonnes que t'es pas devin, si t'arrives même pas à deviner des trucs qu'on dit explicitement, genre, j'ai gagné donc tu me donnes ta bouffe.

Jules se penche un peu pour récupérer le pauvre golem que Tallulah garde prisonnier. Elle lui caresse la tête, le serre contre elle et le pose avec tout l'attention du monde sur l'herbe fraîche.
Elle évite de trop râler, Jules, quand Tallulah veut bien passer du temps avec elle, quand bien même elle agit comme si elle était mieux ailleurs, sans Jules dans ses pattes. Elle évite de râler parce qu'elle n'a pas envie de lui donner plus de raisons de se plaindre à son tour, elle qui le fait déjà trop à son goût. Elle sourit, elle penche la tête et elle replie ses genoux contre elle. Elle pianote sur ses jambes nues, soupire un petit peu et baisse le regard vers ses tout petits.

T'es vraiment en train de dire que je triche ? C'est petit, ça, Tallulah, je te savais pas aussi mauvaise joueuse. C'est pas de ma faute si je connais mes petits et que j'arrive à anticiper ce qui va se passer. Et c'est pas de ma faute si tu t'obstines à parier sur mes petits avec moi. Mais soit, si tu veux parier sur le gros, vas-y donc.

Jules lève les mains dans un geste de capitulation, un large sourire aux lèvres. Elle récupère les deux golems, les place l'un en face de l'autre, attrape un bâton et trace un large cercle autour d'eux, comme pour imiter une arène.

Le premier qui se fait sortir perd, ça te va ou alors t'as peur que j'ai saboté le cercle ou un truc du genre ? Tu veux le tracer toi même ?

Jules se redresse, s'approche de Tallulah pour se planter devant elle et tend le bâton, toujours aussi souriante. Tallulah elle ne va rien faire d'autre que se plaindre et lui dire d'aller se rassoir et de les laisser se battre. Et quand le petit gros va se faire laminer, que Jules devra le reprendre dans ses bras pour le remodeler un peu, elle se contentera d'hausser les épaules, de dire qu'elle s'en fiche du pari, qu'elle s'en fiche de son repas et du dessert, et Jules elle aura bien envie de lui demander pourquoi elle parie, en premier lieu, si elle s'en fiche. Mais quand même, elle est bien trop contente, au fond, Jules, quand on reste avec elle et qu'on s'intéresse à ses bébés pour trop se plaindre. Ou du moins elle essaie de ne pas le faire.

Jules souffle, Jules peste, Jules grommelle tout bas dans la barbe qu'elle n'a pas. Elle n'est pas aigrie parce qu'elle a sauté le dessert, elle est aigrie parce que Tallulah ne respecte pas les termes d'un contrat qu'elle a elle même établie. Et elle sait qu'elle fait exprès de l'emmerder, qu'elle va faire exprès encore ce soir de cacher son dessert là où Jules ne le trouvera pas ; et pourtant ça la frustre quand même, et Jules presse une boule de terre entre ses doigts avec hargne. Maudite sois-tu, Tallulah, avec ton air innocent et ta malhonnêteté sans précédent.

C'est ça, je suis aigrie, oui.

Jules aurait bien aimé être un peu moins obsédée par la bouffe. Elle aurait bien aimé avec autre chose en tête, avoir d'autres choses à faire que de grignoter en permanence, avoir d'autres choses dans son sac que des bonbons et des chips. Et pourtant Jules, quand elle a la mains libres, c'est pour les fourrer dans son sac et en sortir un gros paquet de M&Ms, et elle n'a même pas le temps de voir la couleur des confiseries qu'elle ingurgite ou de les trier par couleur qu'il n'y en a déjà plus.
Et le soir, Jules, elle se regarde dans le miroir, elle se dit qu'elle ressemble à un de ses petits golems : pas très grande et un peu dodue. Et elle a beau râler, elle a beau se dire que c'est fini, les M&Ms, c'est fini les sodas, Jules on la verra toujours sur son téléphone, une canette à la main et une sucette entre les lèvres.
Et maintenant qu'elle y pense, elle en a une de sucette, dans son sac.

Jules s'essuie les mains avec une des lingettes qu'elle a ramené avec elle et elle fouille dans son sac pour chercher la sucette. Elle laisse Tallulah inspecter le cercle si elle veut, surveiller les petits et s'assurer qu'ils ne se font pas la malle, et râler, comme toujours, pendant qu'elle déballe sa sucette. Elle en aurait bien proposé une à son amie, mais elle connaît déjà la réponse, parce que si Jules mange pour dix, Tallulah ne mange même pas pour une personne, et son corps va finir par lâcher un jour, comme les artères de Jules.

Ce que tu comprends pas, c'est qu'ils sont parfaitement prévisibles. C'est pas ma faute si après quarante combats tu sais toujours pas comment ils marchent. C'est pas compliqué, pourtant, ils marchent, ils mettent des coups de poings, ils remarchent, et ils remettent des coups de poings, ils volent des trucs, et ils mettent des coups de poings...

Jules balance sa tête de droite à gauche en souriant, glisse sa sucette entre ses lèvres et observe le combat un peu ridicule qui se déroulent sur leurs. Elle dira que, comme prévu, le tout gros se fait ratatiner, parce qu'il est déjà sur le dos et que ses pattes s'agitent lamentablement par terre. Mais elle ne dira pas que c'est un peu de sa faute, s'il est tombé et que l'autre petit a étrangement le dessus sur un golem plus costaud que lui.
Jules évite de trop faire des vagues, parce qu'elle n'aurait pas envie qu'on croit que ses golems sont dangereux alors qu'ils sont adorables comme tout. Alors aussi alléchante soit l'idée d'une arène de golems, Jules elle a peur de ce qu'en dirait l'école, de ces combats clandestins. Elle a une réputation à entretenir, Jules. Et pourtant elle plisse les yeux, elle tourne la tête vers Tallulah, tout sourire, et elle mordille sa sucette.

C'est juste une excuse pour passer du temps avec moi, non ? Pas la peine de faire genre que c'est pour le " business " et que c'est parce qu'on est " associées " ou une connerie du genre. J'ai compris.

Jules sourit, elle en a un peu oublié les petits golems qui se tombent dessus. Elle sort son téléphone pour pianoter brièvement sur son téléphone avant de pivoter pour s'assoir face à Tallulah. Elle lui propose la sucette, quand même, au cas où, ses lèvres toujours étirées dans un de ses sourires qu'elle sait réserver à Tallulah, parce qu'ils l'énervent et que ça se voit.

Tu veux ? C'est un bisou par procuration.

Jules se laisse tomber en arrière en éclatant de rire et regarde les petits golems continuer de se battre. Elle glisse de nouveau la sucette dans sa bouche et croise les mains sur son ventre.

Si on nous pince en train d'organiser des combats illégaux de golems on risque pas mal je crois. Enfin toi moins, je suis sûre qu'on surveillerait mes bébés, moi, ou un truc du genre.

Jules agite la main, comme pour dire qu'elle s'en fiche, de l'air faussement surpris de Tallulah, de son air qui dit pourquoi t'es comme ça ? Jules elle a ses raisons d'être en colère, Jules elle a ses raisons de se plaindre que Tallulah ne respecte jamais les clauses d'un contrat qu'elles ont signé toutes les deux et que Tallulah a accepté.

Alors Jules regarde, même si elle sait déjà quel petit golem va se retrouver hors du cercle, quel petit golem va se faire rétamer sans possibilités de vraiment se défendre, et c'est l'air victorieux que Jules se redresse pour fixer Tallulah. Et elles savent, toutes les deux, que le combat n'a jamais été juste, qu'il n'aurait même jamais eu avoir lieu. C'est pourtant le sourire aux lèvres que Jules reprend son petit golem qu'elle serre contre elle, comme s'il n'était pas plein de boue, comme s'il n'était pas en train de salir le vieux tee-shirt qu'elle avait mis spécialement pour aller dans les jardins.
Le petit golem a de nouveau les pieds à terre et le sourire n'a pas quitté les joues de Jules, qui s'installe un peu mieux face à son interlocutrice, prête à discuter un peu plus en détails les fameuses clauses du contrat passé plus tôt.

Comme elle s'y attendait - parce que Tallulah ne serait pas Tallulah si ce n'était pas une chieuse - elle râle, elle peste, elle prétend que le combat n'était pas équilibré et que Jules l'a trafiqué. Typique et prévisible.

T'as vu comment étaient les golems avant qu'on fasse le pari, tu as choisi ton golem avec ses minuscules pattes, et tu viens te plaindre en disant que ton golem était désavantagé ? Fallait prendre l'autre alors, non ? Maintenant j'ai gagné et tu respectes.

Jules lève les yeux au ciel, mais elle ne peut pas vraiment dire qu'elle était lassée, parce qu'elle s'y attendait, franchement.

Le bâton de la sucette tourne entre ses doigts. Jules regarde Tallulah, et elle se dit putain, c'est grave d'être une aussi mauvaise menteuse. Parce que Jules elle gobera jamais ce que son amie lui dit, et elle est sûre que Tallulah en a conscience. Et pourtant, ça empêche pas Tallulah de la regarder, les yeux dans les yeux, et de dire que c'est une torture, le temps passé avec elle, et puis c'est pas vrai, elle vient pas de son plein gré, et d'ailleurs, y a que les combats qui l'intéressent, pas Jules. Et si elle pouvait voir moins Jules, ça l'arrangerait, parce que c'est pas un " fanboy " soit disant. Elle a tout l'air d'un " fanboy " quand même, Tallulah.

Ouais allez, à d'autres hein ? Je comprends même pas pourquoi on est pas ensemble déjà.

Les yeux vers le ciel, les cheveux dans l'herbe, Jules arrache les brindilles, profite d'être hors de vue de la jeune fille pour rire tout bas, parce que c'est trop facile, de l'emmerder, c'est trop facile, de la faire râler, de lui faire perdre ses moyens, de la voir se lever en tapant des pieds et en grognant, de la voir appuyer tout son maigre poids sur le sol comme si elle voulait le faire s'écrouler.
La tête de Jules s'agite dans l'herbe, elle sourit et elle roule sur le ventre pour la regarder de nouveau.

Regarde comment je suis trop forte je me suis battue avec un mec et j'ai été collée ! Vraiment une bandit, ça t'impressionne, hein, Jules ? En plus je fume des cigarettes, et regarde mes gros biceps.

Jules soulève son bras tout dodue et mime de montrer les biceps qui y serait si elle passait un peu moins de temps à se goinfrer, peut-être. Tallulah, comme prévu, ne lui donnera pas l'heure, se lèvera pour faire tout autre chose et laissera Jules rire dans son coin. Elle laisse le petit golem grimper sur son dos, suit la jeune fille du regard et l'observe fouiller, comme le bandit qu'elle est. Ses doigts, une fois la sucette finie et le bâton glissé dans le petit sachet plastique dans lequel elle range ses bonbons, reviennent former de petites boules de terre, et elle laisse Tallulah revenir près d'elle, plus proche que d'habitude, parce que c'est pas Tallulah qui vient aussi près d'habitude.
Perplexe, Jules lève les yeux, regarde la barrette un peu abîmée entre ses mains, et elle se sent tiraillée entre l'envie de continuer son cinéma et celle d'hurler sa colère à l'idée que Tallulah ne respecte pas ses engagements. Elle la fixe longuement avant de décider que ça la forcerait peut-être à donner son dessert, qu'on la fasse chier. Jules se redresse à quatre pattes après avoir soupiré longuement, comme si elle n'avait pas vraiment le choix de faire ce qu'elle allait faire. Elle se rapproche de Tallulah, un grand sourire aux lèvres, et penche la tête.

Dans les films on se serait fixées et tu m'aurais embrassé après m'avoir mis la barrette. J'attends du coup. C'est ça ou la tarte, tu la mangeras jamais entière de toute façon.

Jules s'assoit en tailleur, l'air sérieuse. Et patiente. Elle a lâché la boule de terre, essuyé ses mains avec une lingette. Et elle attend.

Tallulah sourit pas souvent, alors Jules sourit à son tour. Elle avait trouvé ça étrange, au début, cette pseudo amitié avec elle, parce que Tallulah est antipodes de ce qu'elle est, qu'elles sont différentes sur beaucoup de choses - sur tout, en fait. Elles n'aiment pas les mêmes choses, n'agissent pas de la même façon, ne pense pas pareil, et même sans vraiment la connaître, Jules le sait. Alors Jules était un peu perplexe, au début, par la présence de Tallulah. Elle y a trouvé du confort, pourtant, comme une routine réconfortante, des habitudes qu'on aime avoir et dont on ne veut pas se débarasser. Et parfois elle se dit que c'est dommage que Tallulah soit aussi éloignée, aussi secrète et réservée avec elle. Jules elle se disait que si elle faisait suffisamment d'efforts, elle pourrait être assez ouverte pour deux ; mais les choses ne sont pas aussi simples visiblement.

Tu sonnais comme un bandit, c'est tout ce que j'ai dit. Genre regardez moi je fais trop peur, j'ai eu une heure de colle. Après vu ta dégaine, t'es pas vraiment super effrayante comme bandit mais bon, on peut pas tout avoir malheureusement.

Jules se redresse et s'assoit en tailleur, tient ses chevilles entre ses doigts et continue de la fixer. Ses sourcils se haussent, sa tête se balance, et elle regarde la cigarette se consumer au bout des lèvres de Tallulah. Le silence est trop long pour qu'elle ne pense pas que Tallulah réflechit, et son sourire s'étire un peu plus tandis qu'elle se penche vers elle.

Tu me proposes même pas ? Le culot.

Jules se recule en soupirant, remet ses mains dans la boue et recommence à en former des boules. Elle laisse Tallulah à ses pensées, comme souvent, parce que si Jules est un moulin à paroles, ce n'est pas le cas de son amie. Les boules prennent forme, prennent vie, et un quatrième petit golem naît entre les doigts de Jules. Elle passe ses doigts sur la surface lisse du cercle, le regarde essayer de se dresser sur ses pieds, sauter de ses bras pour aller découvrir le monde qui se cache dans les hautes herbes, la jungle qu'elle représente pour lui et ses frères. Et quand Jules lève les yeux de nouveau, Tallulah semble s'être décidée, et Jules doit se débattre pour retirer la main qui s'appuie sur son visage. Elle tend la sienne, s'assure qu'elle étale de la boue sur la joue de Tallulah.

Non mais t'abuses, si tu me la donnes, tu le fais en entier, c'est quoi cette radine sérieux.

Jules reprend sa lingette pour s'essuyer les doigts en grimaçant, toujours instatisfaite des négociations stupides de Tallulah.
Lentement, presque en silence, Jules retire le golem qui se balade sur le ventre de Tallulah, et elle se penche au dessus d'elle, les mains posées de chaque côté de son visage. Son visage a retrouvé la lueur maline qui l'habite si souvent, elle incline le visage, comme si elle réflechissait, et plisse les yeux.

C'est pas une excuse, et puis qu'est-ce que t'en sais, d'ailleurs ? T'aurais du dire " je suis hétéro ", c'est bien plus logique. Pourquoi tu l'as pas dit ? Et pourquoi t'as hésité aussi longtemps ?

Les yeux de Jules se plissent, comme si les méninges de son cerveau tournaient sans répit. Elle pianote sur le sol avec ses doigts, hoche la tête, comme si elle avait compris, et soupire.

Ah, c'est parce que t'es un bandit, non ? Genre moi j'aime personne, les bisous c'est pour les faibles, c'est ça ?

Jules elle se demande encore, pourquoi tu fais semblant comme ça, Tallulah. C'est drôle, quand même, de mentir aussi fort, de dire qu'elle se fiche pas mal de ce que dit Jules, de ses avances, de ses tentatives de rapprochement. C'est drôle de dire ça alors que ses joues sont cramoisies, que ça lui fait clairement un truc, autre chose qu'un simple malaise, une simple gêne. Jules en sourit, comme elle sourit de tout, même des choses qui la chagrinent et auxquelles elle pense, le coeur si lourd qu'il tombe de sa poitrine, mais elle trouve ça dommage, et elle dirait même que ça l'embête. Ouais, ça l'emmerde, même, que Tallulah rende les choses si compliquées alors qu'elles pourraient être si simples, si faciles.

Eh ben figure toi que, ça tombe vraiment bien, je suis pas un mec.

La bouche en O, Jules acquiesce et se redresse un instant pour attacher ses cheveux, éviter qu'ils n'étouffent Tallulah, qu'elle trouve un excuse pour dire casse toi Jules, tu me gênes Jules, j'ai tes cheveux dans la bouche Jules.
Jules se laisse un peu glisser vers le sol. Elle y pose ses coudes, soulève ses mains pour soutenir son visage au dessus de celui de Tallulah et la fixer, comme si elle attendait quelque chose - mais elle doit bien avouer qu'elle ne sait pas trop ce qu'elle attend, ni pourquoi elle attend quelque chose ( quelle que soit cette chose ) qui ne viendra jamais. Parce que Tallulah c'est un voyou, un bandit, mais étonnament, il s'agit du genre de voyou qui ne sait pas faire le premier pas, qui ne sait pas ne pas bégayer et ne pas fuir ; et Jules a envie de lui dire, quel drôle de voyou tu fais, quand même. Mais c'est peut-être que c'est pas tant que ça un bandit, Tallulah, qu'elle est plus frêle que ce qu'elle laisse penser. Que parfois elle laisse tomber un peu la carapace, qu'on peut apercevoir que ses joues prenennt de la couleur parfois, que ses yeux évitent d'en croiser d'autres parfois, que ses lèvres se retroussent sur elles-même et cherchent à se dévorer. Que sa poitrine se soulève de manière irrégulière, si bien que Jules aurait envie de s'écarter par peur qu'elle s'étouffe.

Mais Jules reste, Jules lui sourit et tend les lèvres.

Tu sais que dans les films c'est les bandits qui donnent les meilleures histoires d'amour ? Tu pourrais être un bad boy de film, maiiiis....

Jules balance sa tête vers l'arrière en laissant échapper un râle bruyant, comme pour dire dommage tu fais pas d'efforts, dommage t'es pas un vrai bandit.
Les lèvres se retroussent à nouveau, Jules le constate avec amusement, comme souvent. Parce que Tallulah, mine de rien, elle se lit facilement. Le contraste d'avec sa personnalité si secrète et réservée est flagrant, et pourtant, Tallulah, quand on la regarde, on devine facilement ce qui se passe dans sa tête. On devine les méninges qui s'agitent, on devine les hésitations, les doutes, les questions et, comme souvent, l'abandon de toute tentative, de tout espoir, le retour à l'ombre et à l'inaction. Tallulah qui va sûrement se relever, forcer Jules à s'éloigner, trouver une excuse, dire qu'elle doit retourner dans sa chambre, dire qu'elle doit retourner à sa guitare, dire que Jules a les mains sales, dire que ci et ça.

Et pour une fois, Jules elle se trompe sur Tallulah. Tallulah n'aura pas forcé Jules à se relever, elle n'aura pas appuyé ses mains sur son visage pour la faire reculer, elle n'aura pas râlé, elle n'aura pas soupiré tu fais chier Jules.

Un bref instant, un instant qui n'a peut-être même pas existé, et que l'esprit désespéré de Jules a sans doute inventé.

Le temps d'une inspiration, un battement d'ailes, de cils ou de coeur, et Jules se sent un peu bête, parce qu'elle n'avait pas prévu, que toutes les blagues qu'elle avait déjà en tête s'évaporent, qu'elle pourra pas dire je savais pas que c'était aussi timide un voyou, j'entends déjà tes copains bandits se moquer de toi. Y a aucun bandit pour se moquer de Tallulah, et Jules rougit plus qu'elle ne rigole.

Mais Jules est pas vraiment timide, Jules est juste surprise. Elle elle n'hésite pas quand ses doigts caressent les cheveux de Tallulah et que ses lèvres embrassent son crâne. Elle sourit de nouveau, les rires reprennent le pas sur les joues roses, quoiqu'elles persistent. Elle éloigne suffisamment son visage pour la voir et laisse son corps s'appuyer un peu contre le sien, essaie d'oublier les pensées qui s'agitent dans sa tête.

Oui mais tu l'aimes bien, ça se voit. Moi je l'aime bien. Toi tu sens les sapins, genre.

Jules se penche, Jules renifle le cou en dessous d'elle et acquiesce, pour dire que ouais, ça sent les sapins.  Elle a pas envie de forcer la main à Tallulah. Elle a envie de rire et de l'emmerder, c'est sûr, mais l'ambiance n'est plus vraiment aussi légère, malgré ses tentatives pour l'alléger un peu. Elle croise les bras sur la poitrine de la jeune fille, y appuie son menton en penchant la tête légèrement, les yeux un peu plissés. Hésistations dans sa tête, comme dans celle de Tallulah, mais son visage se rapproche quand même pour lui embrasser le menton.

C'est quoi ton parfum, alors, pour que tu sentes les sapins ? Eau de Noël ?

Soulèvements irréguliers, berceuse passionnée, martellement qui se répand dans ses oreilles, qui descend le long de son corps comme une caresse, un voile de satin qui l'enveloppe, la garde au chaud, dans un cocon duquel on n'a pas envie de sortir. Jules reste silencieuse, écoute les battements de Tallulah, si forts qu'ils prennent pas le pas sur le bruit du vent dans les feuilles, les pas sourds des petits golems autour d'elles, les mots que Jules laisse échapper de temps en temps.

Et elle chuchote maintenant, Jules, pour éviter de trop couvrir la berceuse qui l'endormirait presque. Ses doigts tapent sous les clavicules de Tallulah en rythme, elle sent presque ses propres pulsations se synchroniser avec les siennes. Elle sourit, ferme les yeux un instant et acquiesce.
C'est instable, un bandit, ça fout tout en l'air, c'est vrai. Comme une bombe à retardement, un truc qui exploserait entre nos mains sans qu'on sache quand, comment, pourquoi. Et pourtant, Jules elle dirait qu'il y a quelque chose d'attirant à flirter avec le danger, à enlacer cette bombe qui pourrait exploser à tout moment, la chérir et la laisser exploser sans regrets, parce qu'on l'aura cherché, on l'aura voulu, qu'on aura été bien le temps que ça a duré, alors on ne s'en veut pas, on ne lui en veut pas, à la bombe, d'être comme elle est.

Ben c'est ça qui donne les meilleurs histoires. Tu crois que c'est intéressant, un truc fade, sans rebondissements, sans supense, sans obstacles ? Si on regarde des films c'est pas pour voir la même chose que dans la vie. En tout cas moi j'irais pas au cinéma pour ça...

Mentalement, Jules compte le nombre le fois où Tallulah aspire ses lèvres, les mords ou les pince. Parce que ça l'amuse et qu'elle trouve ça attachant, que ça fait partie de ces petits détails qu'on aime chez les autres, qu'on se plaît à observer, auxquels on pense quand on pense à eux. Les petites choses bêtes qui font palpiter le coeur et le pouls, qui font s'emballer les pulsations et les sens, qui les décuplent si bien que le monde apparaît différent, autrement plus coloré et plus bruyant. Les arbres plus verts, les battements de Tallulah plus fort, les frissons plus fort lorsque sa jambe s'agite et effleure la sienne, les joues plus rouges lorsque le visage se rapproche.
Jules respire à nouveau, comme si le parfum des sapins allait lui raconter quelque chose, un truc sur Tallulah. Comme si toute son identité était ancré dans les senteurs boisés qui chatouillent le nez de Jules. Elle recule son visage pour le reposer sur ses mains et acquiesce. C'est la fôret. C'est vrai que ça sent comme la forêt.

Ouais, ça sent vraiment comme les sapins de Noël. On fêtait Noël chez mes grand-parents, mes frères et moi on les accompagnaient choisir un sapin chez un vieux monsieur qui habitait pas loin de la forêt. Tu sens pareil.

Les doigts pianotent encore au dessus du buste de Tallulah. Les battements ne se sont pas calmés, et Jules profite du bref silence pour les écouter à nouveau, fermer les yeux et les laisser l'envahir encore.
Moment paisible loin de tout, hors de tout, du temps, de l'espace, où Jules peut respirer à plein poumons, se sentir vivante comme on ne le sent que rarement, peut-être jamais. Moment étonnamment paisible et pur, et Jules s'avance pour mordre légèrement la lèvre inférieure de Tallulah, comme elle se le fait tellement souvent. Elle en sourit, s'en amuse un  peu et retire une de ses mains pour essuyer la boue qu'elle avait étalé plus tôt sur la joue de la jeune fille.

Ombre qui passe sur le visage de Jules, incertitude momentané, air sérieux qu'on ne lui reconnaît pas. Jules plisse les yeux, chuchote toujours. Elle ne comprend pas la question de Tallulah, et ne sait sincèrement pas quoi répondre - elle a l'impression que Tallulah est complètement à côté de la plaque, qu'elle ne comprend même pas ce qui se passe. C'était tellement évident pour Jules qu'elle se retrouve un peu pantoise, réellement confuse.

Comment ça ? Je comprends pas...

Perturbée, perplexe, Jules finit de nettoyer la joue en la frottant doucement avec sa lingette maintenant un peu sèche. Elle réfléchit, mais elle ne sait toujours pas quoi répondre, et elle se sent un peu triste, que Tallulah ne puisse pas voir que Jules, parfois, elle est sincère, que ses sourires sont sincères et ses rires aussi. Que parfois elle ne se moque pas, ça lui arrive, et qu'elle n'est pas méchante au point de piéger Tallulah ou n'importe quelle ineptie du genre.
Elle sourit légèrement, pose sa joue sur ses mains et hausse les sourcils.

T'as une clope ? J'ai envie d'essayer...