Prudence tape du pied dans un rythme connu d’elle seule. Une funèbre lamentation qui lui rendrait presque le sourire. Impatience impatience, tel aurait dû être son nom car Prudence n’est ni prudente ni patiente ni rien du tout et même bien moins que ça. Elle est ce soir prédatrice à l’affut, monstre sous le lit, croquemitaine dans ses heures sup’. La nuit est déjà tombée, odieuse lune qui semble la narguer ; n’a-t-elle rien d’autre à faire que d’espionner les pauvres mortels ? Mais Prudence compati car vraiment, rester coller au ciel ne devait pas être la plus passionnante des activités. Prudence au moins, avait des pieds (quoique en mauvais état) et des jambes pour s’agiter de la manière dont elle le décidait.
La lune devait être sacrément jalouse et cette petite pensée lui remonta le moral, chose si rare qu’elle ne l’espérait plus depuis son accident.
.
Prudence attend, mais peut-être Prudence attend-elle pour rien. Ah ça ne serait pas la première fois ni la dernière mais la concierge n’a rien d’autre à faire ci ce n’est dormir et picoler. Mais ça, elle le fera plus tard bien évidemment. Chaque chose en son temps. Un vendredi soir sans petite escapade ? Impensable. Qui allait-elle attraper ce soir ? La liste de nom était bien trop longue pour qu’elle prenne la peine de s’y attardait et la jeune femme n’avait ce soir pas de préférence qu’en a l’identité de celui ou celle qui affrontera son courroux de rouquine boiteuse à l’ennui fatale ne faisant là que son métier bien qu’on ne lui ait pour le coup rien demandé.  
.
Fenêtre ? Porte ? Oh Prudence aurait sans hésitation choisi la fenêtre pour s’éclipser en douce à la place de ces affreux gamins et elle l’avait fait de son temps, plus d’une fois. Elle surveillait pourtant ce soir la porte d’entrée du bâtiment résidentiel, bien calée dans une inconfortable chaise au rez-de-chaussée alors que tout le bâtiment était plongé dans le noir.
Elle tapa encore du pied et refoula un bâillement, le temps commençant à se faire long.
Et soudain un bruit. Prudence sursaute, se maudit en pensée pour avoir eu la tête ailleurs et plisse les yeux dans la pénombre, décidée à connaitre l’identité du petit fugueur.
Assurément une belle soirée qui commence.
.
Peu patiente comme à son habitude, la concierge se lève discrètement, attrape le long parapluie apporté là en guise d’arme et s’avance aussi silencieusement que possible alors que le bruit de pas semble arriver dans sa direction.
Bien, frapper une personne ou deux n’avait jamais fait de mal à personne, aussi Prudence leva-t-elle son parapluie pour l’abattre sur la tête du malheureux dont elle ne percevait que la silhouette. Assez fort pour qu’elle en grimace en entendant la collision, mais étant donné ses petits bras maigrelets, Prudence n’avait pas beaucoup de soucis à se faire concernant un possible meurtre. Elle imaginait pourtant déjà les gros titres de journaux : « Meurtre au pensionnat ». En feraient-ils une série télévisée ? Elle n’avait rien contre et l’idée de vivre sa dernière heure sur une chaise électrique lui remonta le moral pour la deuxième fois de la journée, un exploit.

Un petit cri de douleur. Une gamine donc, Prudence fronce les sourcils, persuadée de reconnaitre la voix sans arriver à mettre un nom dessus jusqu’à ce que la lampe torche du téléphone vienne lui bruler la rétine.
.
« Argh. »
.
Un couinement du cœur alors qu’elle se protège les yeux. Prudence avait sans aucun doute bien mérité qu’on lui brule la rétine. Quelques secondes pour s’y habituer et voilà devant elle l’unique et exaspérante Andrea Coles, prise en flagrant délit de fuite.
.
« Et bien et bien qu’avons-nous là ? Andrea Coles. »
.
Prudence sourit avec froideur, certaine d’avoir là ferrer une belle prise.
Andrea pauvre petite Andrea. Ne pouvait-elle pas passer par la fenêtre comme d’habitude ? Prudence secoue la tête, presque navrée pour elle. Cette génération avait décidemment bien des choses à apprendre. Mais la petite fuyarde du soir, Prudence la connaissait bien, trop bien. Avait arrêté de compter le nombre de fois où elle lui avait volé son goûter dans sa folle époque rebelle. Sans hésitation une proie de choix.
Et cela lui rappelle de bons souvenirs, vraiment. Probablement non réciproque, mais Prudence est passablement difficile à apprécier en retour, elle le sait et ne s’en cache pas. Observe la jeune fille des pieds à la tête telle une sauvage que l’on vendrait aux enchères. Hausse un sourcil sous le bavardage de l’autre.
Bonne soirée ? Oh non non non.
.
Le parapluie s’abat une nouvelle fois lorsqu’Andrea fait volte-face, sur l’épaule cette fois. Une main attrape brusquement le bras de la fuyarde et la retourne. Et dire que l’autre la dépasse d’un ou deux centimètres. Inadmissible.
.
« Ou est-ce que tu vas comme ça ? Ta chambre est de l’autre côté. Mais puisque tu sembles avoir soudainement besoin d’une petite balade nocturne, allons donc jusqu’à mon bureau. »
.
Petit sourire carnassier, la prise se resserre et déjà, elle tire la pauvre Andrea à sa suite en sortant du bâtiment. Elle allait bien s’amuser.


.

Aah qu’est-ce que Prudence le déteste, ce petit centimètre de plus. Ce petit écart de taille qui fait toute la différence car Prudence sera toujours « plus petite qui ci, plus petite que ça ». Et elle ne peut pas mettre de talons hauts oh non son pied dira non et craquera comme une barre chocolatée ; crac plus de pied.
Elle n’écoute pas les jérémiades d’Andrea, se contente de lever les yeux au ciel en priant une quelconque entité divine pour qu’on la sorte de cette vie pourrie.
Collante ? Oh oui Prudence est toute collante toute en sucre toute en guimauve toute en chose écœurante qu’elle se dégoute parfois elle-même. Petite Grimace. La lâcher ?
.
« Non. »
.
Voila.
N’a pas vraiment la force d’en dire plus, Andrea parle très bien pour deux. Alors la concierge traine son lourd fardeau de ses petits bras collants (les muscles proportionnés à sa taille sans aucun doute, forcent beaucoup trop). Mais non, elle n’a pas confiance et ne la lâchera pas. Jamais jamais jamais. Et si la gamine tente de se débattre, la coréenne grimace un peu sous la fureur mais n’en démord pas : Andrea finira dans son bureau qu’elle le veuille ou non. Après tout, elle s’en voudrait de ne pas être à la hauteur de sa victime préférée.
.
« J’aime bien les pintes de- » S’arrête brusquement en fronçant les sourcils. « NON. » Avant de repartir. « Tu m’auras pas, j’ai été entrainée par les meilleurs ! » et de ronchonner dans sa barbe quelques mots presque inintelligibles d’une humeur maussade. « Mais faudrait que quelqu’un empoisonne mes bières un jour, ça a l’air bien. »
La mort au rat lui avait toujours semblé particulièrement fascinante.
.
Bientôt, les voilà devant la porte de son bureau. Prudence s’apprête à lâcher la pauvre élève pour sortir ses clés mais…
Non.
Froncement de sourcil. Ça ne lâche pas. Prudence tire la gueule, secoue sa main dans tous les sens, malheureusement bel et bien collée à l’avant-bras d’Andrea.
« Oh merde. » Bon, elle s’écarte, tire de toute ses forces. La main semble se détacher un peu, mais prend la texture du chewing-gum, la peau toute extensible dont les extimités reste collées. « Oh merde. » Elle n’avait après tout pas beaucoup de vocabulaire.
Un regard nerveux et totalement furieux pour Andrea, comme si c’était sa faute.
.
« Regarde ce que t’as fait !! »

Prudence gigote et tire, tire tire tant qu'elle rêverait de voir sa peau s'arracher, elle l'aurait bien mérité. Mais non petit bonbon tout acidulé à peine capable de décoller ; le sucre un enfer et sa vie une comédie. Prudence a beau tirer, avec l'aide d'Andrea mais rien ne bouge et les voilà désormais liées pour la vie,
et bien plus encore.
.

Elle s'arrête, relève les yeux sur l'autre en entendant les mots. La barbamerde. Est-ce que c'était drôle ? Non. Absolument pas, et Prudence n'avait rien d'une Barbapapa.
Et qu'a-t-elle à s'agiter ainsi, plisser les yeux et crisper la bouche ? Ce n'est pas marrant non non non.
Mais il va falloir faire avec alors Prudence baisse littéralement les bras non sans jeter un oeil assassin à l'élève. Fouille de sa main libre sa poche pour en sortir ses clés et finit par déverrouiller après de multiples essais la porte de son bureau.
« J'suis trop vieille pour ces conneries putain. »
La porte s'ouvre et les siamoises n'ont plus qu'à découvrir l'antre de la concierge, pleine de paquet de chips vide et de feuilles en désordre. Le rangement, il n'y a bien que Ramos pour le faire volontairement de toute façon.
.
"Ok assieds-toi toi là. »
Un geste pour désigner la chaise face à son bureau. Un regard sur leur mains jointes après une seconde de réflexion. « Heu ouai en fait non. »
Bon, qu'avait-elle prévu déjà ? Ah oui, une punition. Mais dans ces conditions, Prudence n'a pas bien le choix et si peu d'imagination. Elle bégaye un peu, observe les alentours en quête d'une illumination. Peut-être vaudrait-il mieux d'abord résoudre ce problème de mains collées. D'un mouvement brusque, elle ouvre son tiroir, en sort un petit canif.
« Je ne vois qu'une seule solution...»
Elle approche l'arme de leur peau mélangées, le visage tout à fait sérieux.
« T'as pas besoin de tes deux mains hein ? »
Question tout aussi sérieuse. Un sacrifice était nécessaire.


.

Prudence fronce les sourcils face à la tentative d’humour. Non vraiment ce n’est pas le moment, des vies sont en jeu et elle semble être la seule à s’en soucier ; comme d’habitude. Un regard de travers pour la brune, signifiant clairement que personne ne se posera sur ses genoux tant qu’elle aura son mot à dire.

.

« Ah ah… »

.

Aucune trace d’amusement, Prudence est bien plus blasée par cette situation, voire un peu nerveuse. Encore une tentative d’humour et Prudence ne répond plus de rien. Elle allait devoir se mettre à la méditation.

.

Andrea n’a pas l’air d’apprécier le canif et honnêtement, la concierge la comprend un peu, ce truc avait l’air de trop bien couper ; l’avait-elle aiguisé un jour sans s’en rendre compte ? Mais Andrea tire, tira sa main et Prudence n’a pas vraiment la patience d’attendre que l’asticot cesse de bouger pour lui couper la tête. Profond soupire. Ah, c’est donc les dernières paroles du condamné. Mais Prudence écoute, n’a après tout pas grand-chose d’autre à faire et agiter le couteau dans tous les sens commence à lui faire mal au bras.

.

Mais toutes ces paroles la font réfléchir ; un peu. Car il est évident qu’une photo de son futur cadavre devrait être prise par quelqu’un qui s’y connait. Et qui de mieux qu’Andrea Coles, photographe ? Mais Prudence n’a jamais vu le moindre de ses clichés et a toujours était bien perplexe quant à ce talent. Ah et elle-même, n’était-elle pas capable de prendre le chat du voisin en photo ? A la portée de n’importe qui n’est-ce pas, alors la rouquine hausse un sourcil. Se fiche également pas mal du nombre de pinte ratée par sa faute.

Non décidemment Andrea n’était pas la plus forte en négociation.

.

« Laisse tomber, ma sentence est irrévocable. »

.

Et puis couper ses bouts de doigts ? Prudence pince les lèvres et observe leurs mains jointes.

« …Tu trouves que j’ai la peau douce ? » Une véritable interrogation. Poisseuse, sucrée, collante certes. Mais douce ? Ah, elle s’écarte du sujet même si la question lui semble là parfaitement existentielle.

.

« Si c’est moi qu’on coupe, on pourra pas me recoudre. Le chewing-gum c’est pas facile à rafistoler tu sais… et j’ai pas envie de passer le reste de ma courte vie avec des mains qui ressemblent à rien. Comment je nettoie vos conneries après hein ? » Un rictus amusé, imaginant les chirurgiens se prendre la tête sur son chaotique pouvoir, leurs mains toutes collantes de sucre. Ils n’avaient après tout pas réussi à réparer son pauvre pied ; une bande d’incapables.

.

Mais Andrea n’en fait qu’à sa tête et Andrea tire, tire. Tire jusqu’à ce que ça lâche. Prudence est projetée en arrière dans un petit cri bien féminin et tombe sur les fesses. Les yeux arrondis par la surprise, la rousse observe sa main délivrée, encore collante mais intacte. Oh soulagement. Elle lache le canif à la demande de l’autre presque sans s’en rendre compte.

.

« Oooh tu t’es mises à la muscu Andrea ? » Une question qui n’attend pas spécialement de réponse. Car la raison de leur venu ici lui revient. Prudence se relève en grimaçant, pointe un doigt sur la petite photographe.

.

« Tentative de fuite après le couvre-feu, de corruption sur le personnel. Agression physique et morale. Andrea Coles tu seras collée pour le restant de tes jours ! »

.

N’étant pas sûre de ce que pouvait bien être une agression morale, Prudence la met quand même dans le lot. Des mots intelligents en plus, elle ne dit pas non.