Paraît qu'il y a un type récemment arrivé sur l'île qui peut deviner tes peurs au premier regard.
Ça, c'est la rumeur qu'Emma a entendu au réfectoire - des filles en parlaient à la table d'à côté, et elle, elle s'est laissée à rêver. C'était un fantasme débile, mais ça flattait son égo, alors elle l'a laissé traîner.
Traîner du réfectoire jusqu'à sa chambre, de son lit jusqu'à ses rêves.
Maintenant, elle n'en doute plus, elle pense que ça s'est passé ; et si ça ne s'est pas passé, c'est que ça doit arriver. Elle appelle ça le destin, car ça l'arrange. Elle a imaginé toute la scène, elle en répète le script.
Lui qui la regarde les yeux écarquillés, et qui ne voit rien.
Tu es la première personne que je rencontre qui n'a peur de rien.
Ça, c'est sa réplique à lui ; elle, elle répond comme ça :
Ah, je m'en doutais.
Emma croque dans sa sucette pour atteindre le cœur de chewing-gum, les yeux dans le vide, le sourire inconscient. Elle lance le bâton de la sucette dans l'une des poubelles du foyer, elle s'entête dans sa fantaisie.
Tant et si bien que quand elle croise ce regard, qui lui est pourtant inconnu, elle s'arrête net. Elle oublie qu'elle ne le connaît pas, qu'il n'a pas de raison de la connaître. C'est avec une familiarité déconcertante et un culot inattendu, qu'elle lance à la volée :
"Vas-y, qu'est-ce que tu vois ?"
Sur son épaule, Red qui était assis se redresse soudainement ; debout, il fixe l'inconnu, hardi dans son attitude par le tempérament flamboyant d'Emma. Le sourcil haut, celle-ci éclate la bulle de son chewing-gum. Le film tourne déjà dans sa tête, alors qu'elle entend le directeur tonner.
C’est une journée somme toute ordinaire. Evan sort de son entraînement, les cheveux en bataille et le teint frais d’avoir sauté. Aujourd’hui il a passé les 5m25. Ridicule, face à son record, mais chaque victoire se doit d’être fêtée. Alors il traîne dans le foyer, son paquet de bonbons ouvert devant lui et son portable entre les doigts. Il tape un message à Esme, pour lui annoncer la bonne nouvelle. Ça va venir.
Repose son téléphone, lève ses yeux bleus à la ronde. Ses pensées le laissent tranquille, il n’y a pas beaucoup de monde. Momentanément, il se sent bien. Effet du sport, très certainement, il ne doute pas que le vent tournera. Et c’est alors qu’il la voit. Elle lui parle, pourtant il ne la connaît pas. Sur son épaule, le mignon petit bonhomme en papier lui tire un sourire amusé. Voilà une question qu’on ne lui avait encore jamais posée.
Evan prend son temps, il sort un réglisse du paquet et le met en bouche pour le mâchouiller. A vrai dire, il n’est pas pressé de se concentrer sur ce qui ferait hurler cette fille à l’instant t. Il n’est pas non plus particulièrement emballé à l’idée d’ajouter une peur à celles qui le hantent la nuit. Mais parce qu’elle semble résolue, et qu’il est intrigué, il plonge son regard au sien. Laisse son esprit, qu'il entraîne à se fermer, voir ce qui la ferait pleurer. Après tout, une de plus ou de moins…
Alors il la voit. L’image est sombre, il devine un bâtiment. Peut-être abandonné ? Hanté ? Dévasté ? Non, rien de tout ça. Il fronce les sourcils. L’image devient plus claire. Ce qu’il voit, c’est cette fille. Cette fille assise derrière un tapis, une caisse ouverte devant le nez et le visage tiré. Elle fait passer des articles, morne et usée. Bip. Bip. Ses yeux s’écarquillent. Puis, il n’y peut rien, Evan éclate de rire.
- C’est bien la première fois que je vois ça, dit-il en croisant les bras sur son torse.
Certaines personnes ont des peurs ridicules à souhait ; c’est par exemple le cas d’Ilya. Mais pour cette jeune fille, c’est encore différent du scénario « être étouffé par des knackis ». C’est tellement… banal. Ses yeux brillent, il lâche encore un petit rire.
- Généralement, les gens ont peur du noir, des monstres, du vide ou encore de se faire bouffer par un zombie. Il sourit. Mais toi, je te vois caissière dans une boutique. Tu m’expliques ?
D’un geste, il fait glisser son paquet de bonbons vers elle pour l’inviter à en piquer.
La poitrine qui se gonfle comme le poitrail d'un coq, ou peut-être comme celui d'un pigeon lorsqu'il accomplit sa parade amoureuse de toits gris en trottoirs sales. Emma, elle a la fierté d'un roi et puis la conscience d'un cloporte, deux trucs qui coexistent mal, qui donnent à ses expressions de visage un air animal.
Le monde est trop grand pour être son jardin, alors elle se réserve un pré carré de 2m par 2; elle l'appelle son Eden.
Ne pas avoir les mêmes peurs que les autres, par exemple, c'est un trophée qu'elle voulait rapporter à la maison.
Mais forcément ça ne pouvait pas être aussi facile.
Au moment où il sort le mot "caissière", c'est toute son attitude qui change. Son visage se durcit, ses poings se ferment; la main qu'elle avait sorti de sa poche pour saisir un bonbon s'arrête en plein air. Ses yeux se lèvent du paquet de bonbons pour trouver ceux de l'autre.
L'autre, et tout ce qu'il sait sur lequel elle n'a mot dit.
Fuck you.
Ça court sous sa peau, mais elle ne bouge pas. Si ça avait été Ramos en face, elle aurait déjà perdu pied; mais puisqu'il n'a rien fait, et c'est quelque chose qu'elle se répète plusieurs fois pour s'en convaincre, elle ne peut pas juste lui sauter au visage et s'attendre à ce qu'on laisse ça passer.
Ça, c'est la conscience du cloporte.
"Donc t'as rien vu ?" Elle sourit à pleines dents, comme un chien montre les crocs. Son ton est affreusement faux, mais son langage corporel est clair : ferme ta gueule. Sa main suspendue en plein air reprend sa course; elle plonge dans le paquet de bonbons, prend une pleine poignée, puis vient cacher le butin dans la poche de sa veste.
Et ça, c'est la fierté du roi.
Le geste avide, l'oppression sous-jacente puis l'orgueil qu'il faut pour se donner des airs de martyr quand bien même la personne d'en face ne fait que répondre à ses questions.
C’est avec une certaine surprise que Evan dénote le changement brutal d’expression sur le visage inconnu. Menaçante. Peut-être même un peu effrayante. Mais comme il n’est pas de ceux qui craignent, son sourcil se contente de se dresser. Alors quoi, c’est pas tout à fait ce que t’attendais ?
Les paroles, glissées entre des mâchoires crispées. La main qui se fourre dans le paquet pour sans honte en voler presque la moitié. Elle essaie de l’intimider. Lui, celui qui vit avec des horreurs plein la tête depuis des semaines ? Celui qui se bat dans les bars mais ne s’en souvient pas, celui dont les rumeurs qu’il ne veut pas entendre commencent à se répandre, celui qui fréquente Matthew Donovan (un vrai pro, question regard noir) ?
Leurs yeux se croisent puis, sans départir ni de son silence, ni de son sourire, Evan glisse sa joue au creux de la paume de sa main. L’observe, pour essayer de la comprendre. On peut lire tout un tas de choses, dans le regard des autres. Parfois, quand Evan n’est pas distrait, il s’amuse à essayer. Mais avec elle, à cet instant, ce n’est même pas la peine de tenter. Trop facile.
Alors il éclate de rire. Parce que cette expression, ce sérieux au fond de ses yeux, il ne peut juste pas s’en empêcher. Pas qu’il se moque, en tout cas pas méchamment, mais derrière sa rétine continuent de danser les images du supermarché.
- Ne t’inquiète pas, tu n’es pas la première à avoir des peurs… rationnelles ? Il fronce les sourcils un court instant, en pleine réflexion. Ou peut-être que si, tu es la première que je croise à avoir une peur aussi rationnelle.
Hausse les épaules, attrape un nouveau réglisse pour le mâchonner.
- En fonction de ce que tu fais, de ton état d’esprit, elle aura certainement changé demain de toute façon.
Car bien que beaucoup semblent le penser, ce n’est pas seulement les phobies, qu’Evan perçoit dans son esprit. Ce sont les peurs, toutes celles qui traversent, celles qui s’accrochent pendant un temps aux consciences. Et lui, marionnettiste, d’un simple geste est capable de les y enfermer.
- Je n’ai pas rien vu, ajoute-t-il d’un ton malicieux. Puis ses yeux glissent alentours sur les quelques élèves occupés à ne pas les écouter. Mais si tu y tiens tellement, je ne le raconterai pas. Je ne sais même pas qui tu es, alors ce sera compliqué à divulguer.
Encore un rire, puis il se redresse et, d’un geste du menton, désigne le petit homme de papier sur son épaule.
- C’est qui, ça ? C'est toi qui le contrôles ?
Distrait. Comme toujours. Et définitivement hermétique à la pression qu'elle lui met. Alors d'un geste de la main, lui désigne une chaise à ses côtés.
- Installe-toi, si tu veux. Parle-moi de ce supermarché effrayant.
Evan n'a pas l'air inquiété par ses airs de voyou, et Emma, ça l'agace ; car elle essaie de reprendre le contrôle. Elle ne sait pas comment posséder les autres autrement que par la violence, alors quand ça ne marche pas, elle abandonne aussitôt - et ça, c'est le truc nouveau.
Avant, elle aurait frappé.
Frappé la mâchoire, frappé les tibias. Elle se serait fracassé le crâne contre ces murs de placo qui les cloisonnent dans des cases si ça voulait dire se sentir au pouvoir.
Le pouvoir de se défendre, puis le pouvoir de vivre en égal - au milieu de tous ces fous qui voient dans son esprit des choses qu'elle n'a jamais dit.
Fuck this shit.
C'est la même conclusion, encore et encore. Le même grondement dans la gorge, puis les mêmes poings au fond des poches.
Elle tire à elle la chaise qui fait face à Evan, elle tombe dessus lourdement - les pieds de la chaise raclent le sol, le bruit aussi insupportable que l'arrogance naïve d'un ex-enfant roi qui perce sa voix alors qu'elle articule une rhétorique moisie :
"Vas-y, t'as mal vu."
Elle sait que c'est nul, elle sait que ça n'empêchera pas Evan de savoir ce qu'il sait déjà. Mais ça sort quand même, et tant pis. Elle se perd une seconde dans ses pensées, écoute vaguement ses suggestions.
Parler du supermarché ?
Fuck, mais elle a pas envie d'en parler, putain. Qu'est-ce qu'il croit ?
Le visage qui grimace, Emma mâche un bonbon récupéré de sa poche d'un air distrait. Elle se dit qu'elle ferait mieux de le planter là que de continuer à lui répondre, mais quelque chose la cloue sur cette chaise, elle sait pas trop quoi. Elle sait pas quoi, et elle n'y réfléchira pas.
Mais finalement, elle n'a pas besoin car au moment où elle pense que son silence a duré trop longtemps, c'est Red qui se redresse sur son épaule. Il saute de son épaule à la table, tourné vers Evan. Comme il n'a pas de visage, c'est parfois difficile de savoir ce qu'il regarde, mais Emma n'hésite jamais.
C'est l'instinct, c'est l'habitude. Tout ce temps qu'elle passe avec ses bonhommes de papier, il ne va nulle part ; ça, c'est quelque chose qu'elle possède sans violence.
Red regarde Evan, Emma regarde Red.
Quand soudain, Emma sent les bonhommes de papier s'agiter sous la table. Ils se détachent de sa jambe et volent jusqu'à la table, se posant tout autour de Red.
C'est à ce moment qu'Emma se souvient vaguement qu'Evan lui a posé une question. Elle marmonne, en regardant la danse des bonhommes :
"C'pas moi qui les contrôle."
Elle gobe un bonbon, les yeux fixés sur les bonhommes qui sont occupés à se positionner les uns par rapport aux autres sur la table. Alors qu'ils se figent, tous à la queue leu leu, avec Red en dernier, Emma devine ce qui est en train de se passer ; et laisse faire.
Quand Red lui jette un regard, Emma fouille le fond de sa poche et en ressort son portable. Elle parcourt rapidement sa playlist, jusqu'à trouver la chanson voulue. Son pouce clique sur play, ses lèvres s'entrouvrent dans un rictus :
"Mate-moi ça."
Dès les premières notes, l'attitude des bonhommes change. La file indienne se sépare immédiatement en deux files, créant entre les deux un couloir que Red, qui était positionné tout à l'arrière, commence à emprunter à se dandinant. Arrivé au bout, face à Evan, il lui lance un baiser à la volée alors que les bonhommes derrière lui s'envolent et s'accrochent les uns aux autres pour écrire le mot "Red" dans les airs.
Ils volent encore une seconde, puis se repositionnent en deux files. Red revient immédiatement compléter l'une des files, sa présentation terminée, et dès les bonhommes repositionnés, le beat en place, c'est cette fois-ci au tour de Blue de remonter le couloir créé par les bonhommes en se déhanchant comme un mannequin sur le runway. Blue, puis Green, Yellow, Pink… 12 bonhommes, 12 défilés, et chacun une mimique différente quand ils arrivent en bout de piste.
Si vous cherchez l'inspiration, Emma l'a trouvé en regardant un jeu télévisé. Et si vous vous demandez combien de temps ça a pris d'apprendre aux bonhommes la choré, elle est dessus depuis 2 semaines.
2 semaines.
Et pas un regret dans ses yeux, pas une once d'embarras.
Alors que la chanson s'achève, Emma sort enfin les mains de ses poches et applaudit les bonhommes qui sont tournés vers Evan à la recherche de son approbation.
Elle lance un regard à Evan, en se balançant sur sa chaise.
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Dim 22 Aoû - 20:33
