Lie to me

Bien souvent, après les faits, il était toujours terriblement aisé de mettre le doigt sur le moment exact où les choses s’étaient mises à aller de travers. De voir, armé de la sagesse que tend à apporter la rétrospective, quand le train commençait à dérailler avant de se maudire intérieurement de ne pas l’avoir réalisé plus tôt, de ne pas avoir été en mesure d’y mettre fin avant qu’il ne soit trop tard.

La journée avait commencé comme toutes les autres. Son réveil avait sonné, il s'était habillé de son noir habituel de la tête aux pieds, avait arrosé ses plantes avant de se rendre vers le réfectoire pour le petit déjeuné. Puis les cours, où il avait passé la majorité de son temps à prendre des notes avant de finalement retourner à la cafétéria pour le repas du soir. Rien dans tout cela n’avait éveillé le moindre soupçon quant au fait que quelque chose s'apprêtait à dévier de la routine qu’il avait fini par développer depuis son arrivée au pensionnat.

Puis soudainement, Hina Heideberg était apparue sur son radar.

Il la connaissait - bien sûr qu’il la connaissait, vous ne pouviez pas passer plusieurs années dans la même classe sans apprendre qui vos camarades de classe étaient - mais sans intervention externe, que ce soit les enseignants, autres membres du personnel ou quelconques exigences scolaires, ils n’avaient pas vraiment l’habitude d’interagir. Hina ne semblait avoir aucun intérêt en la chose, et de son côté, il ne lui faisait tout simplement pas confiance. Ne pouvait pas lui faire confiance. Comment faire autrement, quand elle passait autant de temps à mentir à tout vent sans raison apparente?

Leur première interaction de la journée fut, si toujours relativement dans la norme de ce à quoi on pouvait s’attendre, tout de même un rien agaçante. Elle avait, encore une fois, fait quelque chose qu’elle n’aurait probablement pas dû faire, et on lui avait, encore une fois, demandé de découvrir si elle était ou non derrière cette énième tentative de blague au goût relativement douteux. Feng aurait, quant à lui, de loin préféré qu’on lui fiche la paix, mais il n’y avait pas grand chose à faire d’autre que de répondre quand un surveillant vous posait une question.

Et, le temps d’un instant, il avait cru qu’il s’agissait là de l'entièreté des interactions journalières qu’il allait avoir avec la jeune fille. Ou du moins, jusqu’à ce qu’elle se pointe alors qu’il s'apprêtait à quitter le réfectoire pour lui laisser savoir qu’elle était entré dans sa chambre de dortoir, apparemment déverrouillée, afin de voler ses plantes, et qu’en prime elle n’allait les lui rendre que s’il participait à une partie débile d’Action-Vérité. Ces mêmes plantes dont il s’était religieusement occupé depuis son arrivée à Sajna presque trois ans plus tôt en une tentative peut-être un rien naïve de pouvoir, d’une façon ou d’une autre, rester proche de sa mère même s’il savait qu’il n’allait jamais pouvoir la revoir.

Et Feng avait entendu la vérité cachée parmi les mots d’Hina, et soudainement le train venait de dérailler et de s’enfoncer dans le précipice de la même manière que son coeur venait tomber au fond de sa poitrine.

Lors de l’heure qui suivit, c’est tout juste s’il arriva à se concentrer sur quoi que ce soit d’autre que ce qui venait de se passer, perdu dans ses pensées alors qu’il se demandait pourquoi. Elle lui en voulait d’avoir gâché la blague qu’elle avait essayé de faire, la chose était plus qu’évidente, mais de là à briser le status quo où ils se contentaient de s’ignorer à moins qu’on ne les oblige à faire autrement? Et ce n’était pas comme s’il avait un quelconque intérêt en ce qu’elle pouvait bien faire de sa vie, mis-à-part le désagréable sentiment qu’il ne pouvait s’empêcher de ressentir au creu de son estomac chaque fois qu’un nouveau mensonge s’échappait des lèvres de la jeune fille. Il ne faisait jamais exprès de se mêler de ses affaires et n’aurait rien mentionné à qui que ce soit si seulement ceux à qui il ne pouvait pas réellement dire non voulait bien arrêter de le lui demander.

Qu’était-il supposé faire? Mentir pour quelqu’un qui ne semblait pas du tout l’apprécier? Quelle blague.

Et voilà qu’il était maintenant assis dans un coin du foyer en attendant qu’Hina daigne enfin se pointer, ses genoux contre sa poitrine et menton posé par-dessus tandis qu’il verrouillait et déverrouillait presque obsessivement son téléphone portable juste pour avoir de quoi occuper ses mains.

Il n’arrivait pas à croire qu’il n’avait pas barré la porte de sa chambre ce matin-là. Il n’oubliait jamais, pas pour ce genre de choses, mais vraiment, ça n’aurait sans doute pas dû être surprenant qu’il soit incapable d’une chose aussi simple. Il était vraiment un imbécile incapable de faire quoi que ce soit.

Stupide.

Une part de lui ne pouvait s’empêcher de se demander ce que sa mère aurait pensé de la situation. Il savait pertinemment que ça ne servait à rien de perdre son temps à se poser la question puisque son imagination n’allait toujours être qu’une pâle copie de la réalité, mais c’était la seule chose qu’il avait. Juste les souvenirs de ces moments où sa mère et lui s’occupaient de leur jardin. Ici, loin de tout ce qu’il avait connu lors des douze premières années de sa vie, quand il avait besoin de s’échapper, il pouvait toujours prendre soin des plantes et fleurs qui se trouvaient à sa fenêtre, mais on les lui avait enlevé et-

Inspirant profondément, Feng déverrouilla son portable une nouvelle fois, essayant de se convaincre mentalement que la situation n’était sans doute pas aussi terrible qu’il le pensait. Il lui suffisait seulement de passer au travers cette partie d’Action-Vérité impromptue et il allait pouvoir récupérer ses fleurs; au moins, Hina avait été honnête lorsqu’elle lui avait dit qu’elle allait les lui rendre s’il faisait ce qu’elle lui demandait. En d’autres circonstances, ça aurait peut-être même pu être intéressant, même si relativement inattendu, de faire quelque chose du genre avec une camarade de classe qu’il ne connaissait, au final, pas tant que ça.

Feng aurait juste souhaité qu’elle ne se soit pas rabaissé à voler l’une des rares possessions qui lui tenait actuellement à cœur. Il avait beau avoir l’habitude des gens qui s’en prenaient aux choses qui lui étaient importantes juste parce qu’ils étaient en colère contre lui, cela n'empêchait pas le fait qu’il avait tout de même cru être à l'abri de ça, ici.

Il était réellement stupide, eh.